Les chemins de la bête
l’autorisation d’assister aux
quelques cours qu’elles ouvraient aux jeunes et moins jeunes issus de la grosse
bourgeoisie ou de la petite noblesse des alentours. Piètre pitance de l’esprit,
puisqu’il savait depuis longtemps lire et écrire en français et en latin, grâce
à Agnès. Il avait espéré découvrir les sciences, la vie du monde lointain, en
vain. En revanche, l’enseignement des Évangiles occupait la plus grande part du
temps, avec l’étude et la récitation des vénérés Latins : Cicéron, Suétone
et Sénèque. S’ajoutait à ces réserves la crainte qu’inspirait à tous Emma de
Pathus, la maîtresse des enfants [35] .
Son air en permanence renfrogné et sa main très leste avait de quoi
impressionner le petit monde sur lequel elle régnait.
Peu importait, au fond. Ces braves bernardines se démenaient
avec une belle énergie, soignant les uns, enseignant aux autres, réglant les
conflits, apaisant les haines, accompagnant les mourants. On ne pouvait les
accuser, contrairement à d’autres ordres, d’indifférence envers le monde
extérieur à l’abbaye, ou de s’enrichir abusivement sur les malheurs des petits.
Peu importait, car Clément avait découvert tant de choses. Un grain de
connaissance menait à un autre. Chaque nouvelle clef de compréhension qu’il
forgeait ouvrait une porte plus grande que la précédente. Il avait également
appris à ne plus poser de questions auxquelles les sœurs écolâtres ne savaient
répondre, comprenant que sa curiosité, si elle les avait d’abord récompensées
de leur peine, avait fini par les intriguer, puis par les inquiéter. En vérité,
peu importait puisqu’il était maintenant certain que l’abbaye recelait un
fascinant mystère.
Pourquoi s’était-il rencogné contre le pilier ? Il
était fondé à se trouver là, attendant l’arrivée de la sœur latiniste. Un
instinct ? Ou alors l’étrange attitude de la silhouette de blanc
vêtue ? La mère abbesse avait jeté un regard furtif autour d’elle, et bien
vite verrouillé la porte basse par laquelle elle venait d’apparaître. Puis elle
s’était rapidement éloignée dans le couloir, comme une voleuse.
Une prudente et rapide enquête n’avait guère renseigné
Clément : nul ne semblait savoir où menait cette porte. Que contenait la
pièce qui se trouvait derrière ? S’agissait-il d’une geôle secrète pour
quelque prestigieux prisonnier, d’une chambre de torture ? L’imagination
fertile de l’enfant était allée bon train, jusqu’à ce qu’il décide de percer le
mystère par ses propres moyens. Un plan rapide de cette portion centrale de
l’abbaye l’avait aidé à déterminer que si pièce secrète il y avait, elle était
de taille modeste, à moins qu’elle n’ouvre par une quelconque fenêtre sur le
jardin intérieur qui longeait le scriptorium, puis les dortoirs. S’il en
croyait son discret relevé topographique, les appartements de la mère abbesse
ainsi que son bureau l’encadraient.
L’impatience et la curiosité le rongeaient depuis. Il avait
tourné et retourné la question dans sa tête : comment parvenir à se faire
enfermer dans l’enceinte de l’abbaye afin de poursuivre en toute discrétion ses
investigations et de vérifier ses hypothèses ? Enfin, une solution s’était
imposée : l’herbarium qui flanquait l’enceinte du jardin médicinal lui
fournirait un abri et l’hébergerait durant quelques heures, en attendant
l’obscurité.
La lune était pleine cette nuit-là, involontaire complice de
Clément. Il sortit de l’herbarium et se fondit contre le mur des dortoirs,
avançant comme une ombre. Il dépassa les fenêtres du scriptorium, plus hautes
et larges que toutes les autres afin de donner le plus de lumière possible aux
sœurs copistes. Il longea celles, beaucoup plus modestes, du chauffoir, seule
pièce de l’abbaye chauffée en hiver, où l’on installait les malades et remisait
au soir l’encre afin qu’elle ne gelât pas. Encore quelques toises. L’enfant en
haletait d’angoisse, se demandant ce qu’il pourrait bien fournir comme
explication à sa présence en ces lieux, au beau milieu de la nuit, s’il venait
à se faire surprendre, et n’osant imaginer le châtiment qui s’ensuivrait. Il se
coula sous les deux courtes fenêtres qui ouvraient sur le bureau de la mère
abbesse, puis sous les deux fentes ménagées dans la pierre qui permettaient
d’aérer la penderie de ses appartements,
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