Les chemins de la bête
enlumineur laïc de monsieur Charles d’Évreux,
comte d’Étampes. Bien que manifestant peu de goût pour le travail des couleurs
et des lettres, l’enfant, d’une vive intelligence, avait absorbé un savoir
conséquent, aidé en cela par la magnificence de la bibliothèque du comte. Il
avait été dorloté, choyé par une mère vieillissante que cette unique grossesse
échue sur le tard dédommageait d’années de soupçons sur sa fertilité. À
l’humiliation de la pauvre femme s’était ajoutée la crainte, puisqu’elle
exerçait le métier de ventrière [48] au seul profit des dames de la suite de madame Marie d’Espagne, fille de
Ferdinand II et épouse du comte.
Un jour qu’ils priaient côte à côte, Nicolas avait murmuré à
l’oreille de Bartolomeo dans un souffle qui l’avait fait frissonner :
— Le monde est à nous si nous savons le cueillir.
Une nuit, alors que Bartolomeo s’endormait dans l’obscurité
fraîche de leur dortoir, il avait cru entendre :
— La chair ne se gagne pas, et si elle se partage,
c’est affaire de faibles d’esprit. La chair se prend, elle s’arrache.
Les excès de Nicolas avaient commencé peu après son arrivée
dans cette ville « à quatre couvents de mendiants* » qui comptait alors
dix mille habitants. Bartolomeo était convaincu qu’ils avaient participé à la
haine que leur vouait la population, et à son soulèvement contre le pouvoir
royal et religieux.
Un souvenir serra le cœur du jeune dominicain. Cette pauvre
fille, cette Raimonde dont la raison s’était égarée et qui affirmait être
visitée au soir par des revenants. Encouragée par Nicolas, qui la guettait
comme le chat la souris, elle avait tenté de prouver ses pouvoirs, qu’elle
prétendait détenir de la Vierge. Elle s’était obstinée en incantations
capables, selon elle, de navrer [49] rats et mulots. En dépit de l’absence de résultat qui avait mis un terme à ses
efforts, Nicolas était parvenu à lui faire avouer le trépas d’une veuve de ses
voisines, emportée par une mystérieuse fièvre de juillet, ainsi que des
avortements de vaches. L’argument du jeune inquisiteur avait été bien mince,
pourtant, il avait convaincu : la Vierge ne saurait communiquer un pouvoir
mortifère, pas même vis-à-vis de malfaisants rongeurs. Seul le diable le
concédait, contre une rémunération en âme. Les viscères de la pauvre folle
pendaient de la table de questionnement. Son supplice avait été interminable.
Nicolas regardait en souriant le sang qui gouttait des boyaux exposés et
s’écoulait sans hâte vers la rigole centrale de la salle souterraine, creusée à
cet effet. Bartolomeo avait quitté le palais vicomtal comme on fuit, se
détestant de sa lâcheté.
Au fond, le jeune homme était assez lucide pour se refuser
un bienveillant aveuglement. La foi irradiait en lui, tout comme son amour pour
les hommes. Il aurait pu trouver la force de lutter, voire, pourquoi pas, celle
de défaire Nicolas. Mais une sorte de maléfice l’en empêchait, et lui-même en
était l’auteur. Sa faiblesse lorsque la main de Nicolas frôlait son bras. Son
inexcusable propension des débuts à chercher des justifications à ce qui
n’était que débauches de cruauté de la part de son compagnon de dortoir.
Bartolomeo aimait Nicolas d’un amour qui n’avait rien de fraternel. Il l’aimait
et il le détestait. Il aurait voulu mourir et tout à la fois vivre afin de
recueillir son prochain sourire. Certes, Bartolomeo n’ignorait pas que la
sodomie se pratiquait entre religieux, tout comme le nicolaïsme [50] . Pas lui. Pas lui qui rêvait d’anges
comme d’autres rêvent de filles ou de beaux atours.
Il fallait que le beau démon cruel parte, qu’il disparaisse
à tout jamais.
— Je te parle, Bartolomeo. Qu’en penses-tu ?
Le jeune moine fit un effort surhumain pour répondre d’un
ton plat :
— Je crois qu’il n’y a là que reconnaissance. Il ne
s’agit certes pas d’une remontrance et encore moins d’une punition.
— Mais je vais te manquer, n’est-ce pas ? le tenta
Nicolas.
— Oui...
Il disait vrai et il en aurait pleuré de rage, de chagrin
aussi. La certitude que sa fascination morbide pour Nicolas serait la seule
épreuve insurmontable qu’il devrait endurer le brisait.
Forêt des Clairets, et manoir de Souarcy-en-Perche,
juin 1304
Les ronces et les herbes hautes retenaient encore la brume
de la matinée. On eut dit que la terre,
Weitere Kostenlose Bücher