Les chemins de la bête
rêve qu’il n’avait jamais voulu s’avouer ?
Il mit le cheval au pas, rongé par cette perspective.
Cent toises plus loin, un sourire l’illuminait au souvenir
de cette première récolte de miel qu’elle lui avait conté, laquelle s’était
soldée par une piquante défaite.
La succession anarchique de ses émotions l’effara d’un coup.
Palsambleu [69] ...
ne tombait-il pas en amour ! Comment... si vite ? Car pour ce qui
était de l’attirance, l’affaire était conclue, pour sa part. Toutefois,
l’attrait des sens était assez commun et versatile de l’avis de tous pour ne
pas l’inquiéter... Alors que l’amour et ses plaies... À la vérité, il ne se
rappelait pas les avoir jamais subis.
Un fou rire le coucha sur le pommeau de sa selle, contre
l’encolure d’Ogier qui secoua sa crinière en guise d’accueil.
Rue de Bucy, Paris, juillet 1304
Dans l’implacable silence de cette fin d’après-midi, l’écho
d’un pas sur des dalles de pierres. Francesco de Leone tendit l’oreille,
tentant d’en préciser l’origine pour se rendre compte soudain qu’il s’agissait
de son pas.
Il avançait le long du déambulatoire de l’église. Son
manteau noir dépourvu de manches lui battait les mollets, frôlant par instants
le jubé qui protégeait le chœur. Une large croix blanche à huit branches
soudées deux à deux, cousue sur le vêtement, reposait sur son cœur.
Depuis quand progressait-il ainsi ? Sans doute assez
longtemps puisque ses yeux s’étaient accoutumés à la demi-pénombre. Profitant
de la faible lumière qui filtrait du dôme, il fouillait les ombres qui le
narguaient. Elles semblaient se couler aux piliers, lécher le bas des murs, se
glisser entre les balustres. De quelle église s’agissait-il ? Quelle
importance ? Elle était de taille modeste, pourtant, il l’arpentait depuis
des heures, finissant par reconnaître chacune des larges pierres d’un ocre qui semblait
presque rosé sous la parcimonieuse clarté.
Il tentait de rejoindre la silhouette qui se déplaçait en
silence, à peine trahie par le chuchotement élégant d’une étoffe, une soie
épaisse. Une silhouette de femme, une femme qui se dérobait. Une silhouette
altière, presque aussi grande que lui. Soudain, il apercevait les cheveux de la
femme, longs, très longs. Ils lui tombaient jusqu’aux mollets, vague ondulée
qui se confondait avec la soie de sa robe. Une lancinante douleur le faisait
haleter. Pourtant, un froid piquant régnait entre ces murs. Son haleine se
concrétisait en buée, humidifiant ses lèvres.
Il avait pris la femme en chasse. Elle ne fuyait pas, se
contentant de maintenir la distance qui les séparait. Elle tournait avec lui,
le précédant toujours de quelques pas, semblant anticiper ses mouvements,
longeant le déambulatoire extérieur pendant qu’il suivait l’intérieur.
Il s’immobilisait. Un pas, un seul, elle s’arrêtait à son
tour. Un souffle lent, paisible, lui parvenait, mais peut-être l’imaginait-il.
Il repartait : l’écho jumeau reprenait aussitôt.
La main de Francesco de Leone descendait doucement vers le
pommeau de son épée, pourtant une tendresse dévastatrice lui faisait monter les
larmes aux yeux. Il regardait, incrédule, sa main enserrer la boule de métal.
Avait-il vieilli ? De puissantes veines saillaient sous sa peau pâle que
des rides cisaillaient.
Pourquoi poursuivait-il cette femme ? Qui
était-elle ? Existait-elle vraiment ? Voulait-il la tuer ?
Francesco de Leone se réveilla brutalement. La sueur lui
trempait le visage, son cœur affolé lui faisait presque mal, et il haletait. Il
leva le bras et tourna sa main. Elle était longue, carrée sans lourdeur. Une
peau pâle et souple recouvrait le discret réseau bleuté de ses veines.
Il s’assit sur le rebord du lit à baldaquin de la chambre
que lui avait accordée Capella, luttant contre le vertige qui l’ébranlait.
Le rêve, le cauchemar, se précisait. Leone se rapprochait de
son but. Le rêve était le futur, il en était maintenant certain.
Sortir d’ici. Profiter de l’aube pour se perdre, errer dans
les rues de la ville. Cette chambre, cette demeure l’étouffaient. L’odeur qui y
stagnait le prenait à la gorge.
Giotto Capella se rongeait les sangs. Il avait développé au
fil des années une véritable aversion pour l’honnêteté. Il ne s’agissait pas
chez lui d’un goût particulier pour le vice mais plutôt d’une sorte
Weitere Kostenlose Bücher