Les chemins de la bête
n’avait pas lâché son regard, n’avait pas
reculé d’un pouce.
Il s’était exécuté, ou plutôt, il avait obéi en grommelant
un : « C’est un monde ! » fort déconfit pour un homme de
son arrogance.
Dès que la porte des appartements de madame Clémence s’était
refermée, celle-ci avait été saisie de tremblements. Devant l’inquiétude et
l’incompréhension d’Agnès, elle avait expliqué d’une voix redevenue douce :
— La seule façon de mater un chien, c’est de gronder
plus fort que lui, de remonter la queue et les oreilles et de découvrir les
babines.
— Et ainsi il ne vous saute pas à la gorge ?
Madame avait souri en caressant les cheveux d’Agnès :
— Le plus souvent, il déguerpit... Mais parfois, il
attaque, et dans ces cas-là, il faut se battre.
— Même lorsqu’on a peur qu’il vous morde ?
— La peur n’épargne pas les morsures, ma chérie. Bien
au contraire.
Se battre.
Agnès avait toujours tenté jusque-là d’éviter le combat, de
contourner l’adversaire, de ruser. La tactique avait donné quelques résultats
durant des années. Bien médiocres, puisqu’elle se retrouvait aujourd’hui dans
une situation plus périlleuse qu’avant son mariage, ou juste après le décès
d’Hugues.
Ruser ? C’était l’explication qu’elle s’était concédée.
Mais autant l’admettre : elle n’avait pas rusé, elle avait juste eu peur.
Elle s’était rassurée en décidant qu’une position défensive était plus
appropriée pour une dame, plus digne. Mais les charognards de l’espèce d’Eudes
n’accordaient pas d’indulgence particulière aux dames, au contraire. Elles
attisaient leurs envies de carnage parce qu’ils comptaient sur leur faiblesse
et sur leur peur pour remporter une victoire rapide et sans danger.
Se battre. C’en était fini des dérobades, des
faux-semblants. Elle allait attaquer à son tour, et sans davantage de
miséricorde que son adversaire.
La mine de fer. La mine d’Eudes dont la rumeur affirmait
qu’elle était presque épuisée. Son demi-frère, ses ancêtres avant lui, en
avaient tiré la fortune des Larnay, et surtout une bienveillance intéressée des
souverains qu’ils avaient servis. Et si le roi Philippe venait à apprendre que
le gisement était devenu stérile ? Nul doute que les petites faveurs
concédées à son propriétaire se tariraient, elles aussi, bien vite. Eudes se
retrouverait seul, sans protection. Artus d’Authon redeviendrait alors son
suzerain tout-puissant, or Agnès lui plaisait, elle en était certaine. On lit
dans les hommes comme dans des livres lorsqu’ils sont honnêtes et qu’une
émotion les prend de court. Plus de ruse, avait-elle affirmé ? Mais ruse
de femme, n’est pas indigne tromperie. C’est une arme de combat, une des rares
qu’on lui ait laissées.
Gronder plus fort, remonter la queue et les oreilles,
découvrir les babines. Surtout, être prête à sauter à la gorge de l’ennemi.
Pour vaincre.
Comment parvenir jusqu’au roi ? La réponse était
simple : anonymement. Le seul intermédiaire auquel la dame de Souarcy
puisse songer n’était autre que monsieur de Nogaret, qui veillait sur le
royaume comme sur sa propre vie, racontait-on.
Un soulagement inespéré la fit glisser doucement vers le
sol. Un long soupir l’apaisa tout à fait :
— Merci, mon ange, merci ma Clémence.
Lorsque le comte Artus remonta en selle le lendemain, le
jour n’était pas encore levé. Rien ne le poussait à choisir une heure si
matinale, si ce n’était l’espèce de crainte superstitieuse de rencontrer à
nouveau, si vite, la femme qui lui avait ravi ses heures de sommeil. Car il
n’avait pas fermé l’œil de cette courte nuit, troquant d’une minute à l’autre
la sorte d’hilarité gamine qui lui donnait envie de rire contre une obsession
incongrue qui le tendait.
Quel godelureau il faisait. L’image le fit pouffer. Quoi,
voilà qu’à plus de quarante ans il se comportait comme un benêt à ses premières
mamours ? Quelle merveille. Quelle réjouissante merveille.
Il se redressa et fournit un effort pour assombrir sa mine
et rester à la hauteur de sa réputation de rabat-joie.
Quelques minutes plus tard, il chevauchait à travers champs,
grisé par l’allure puissante et souple d’Ogier, que la nuit avait revigoré. Une
angoisse soudaine le dégrisa net : et s’il se trompait, si cette femme
était un leurre, si elle n’était pas le
Weitere Kostenlose Bücher