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Les chemins de la bête

Les chemins de la bête

Titel: Les chemins de la bête Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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larmes aux yeux.
    Elle demeura là quelques minutes, luttant contre le souvenir
d’années de tristesse, de manque, de solitude, de crainte aussi. Elle bagarra
pied à pied contre l’obstiné découragement qui lui donnait envie de se
résigner, de déserter d’elle-même.
    Une voix inattendue, une voix qu’elle connaissait comme la
sienne, coula dans sa mémoire. Elle avait tant aimé les mots de cette voix
douce, calme et pourtant inflexible. La voix de son bel ange, celle de la
baronne Clémence de Larnay. Comment se pouvait-il qu’elle se souvienne à peine
de sa mère, quand chaque geste, chaque sourire, chaque agacement, chaque
caresse de madame Clémence demeurait inscrit dans sa chair et dans son
esprit ? Dieu qu’elle avait aimé cette femme, au point de songer parfois
qu’elle était sa seule mère puisqu’elles s’étaient mutuellement choisies. Dieu
que sa mort l’avait laissée orpheline.
    Les larmes dévalèrent de ses yeux, de belles larmes. Elle
s’entendit murmurer :
    — Vous me manquez tant, madame.
    La bouleversante sensation, soudain, qu’elle n’était plus
seule.
    Agnès se laissa envahir par toutes les années
d’enseignement, de rires, de confidences et de tendresse qu’elles avaient
partagées. Madame Clémence avait insisté pour que la fillette choisisse une
constellation qui serait la leur. Agnès avait longuement hésité entre la
Vierge, Orion, la constellation du Chien et tant d’autres, pour finir par
adopter celle du Cygne, si brillante les nuits du début de septembre. C’était
madame Clémence qui lui avait lu et relu les lais de madame Marie de France.
Comme elles avaient aimé celui intitulé Lanval, histoire d’un preux
chevalier auquel une fée accordait son amour tant qu’il en garderait le secret.
La baronne lui avait appris le jeu d’échecs, la prévenant d’un mutin :
« Je dois te confier que je triche. Toutefois, par amour de toi, je vais
faire un effort de probité durant nos premières parties. »
    Madame Clémence avait-elle été heureuse ? Peut-être
durant les toutes premières années de son mariage, encore qu’Agnès n’en aurait
pas juré. Au demeurant, leurs deux solitudes les avaient d’abord jointes.
Solitude d’une belle dame vieillissante que ni son mari ni son fils ne
semblaient plus distinguer des meubles habituels, et qu’ils traitaient avec une
indifférente courtoisie. Solitude d’une toute petite fille, terrorisée à la
perspective qu’on se débarrasse d’elle après le décès de sa mère, et qu’Eudes
martyrisait en lui serinant qu’elle avait intérêt à être obéissante si elle ne
voulait pas finir dans les rues. Au fond, Agnès reconnaissait qu’elle avait toujours
eu peur, sauf lorsque la présence de madame Clémence lui avait communiqué le
courage de se tenir debout et de faire face.
    Une scène qu’elle avait oubliée s’imposa à sa mémoire. Que
s’était-il passé, au juste ? Sans doute une des virées galantes du baron
Robert, une de celles qui le ramenaient a Larnay bouffi de vin et sentant le
ventre des filles jusque dans les cheveux. Il n’avait pas pris la peine de se
faire annoncer, déboulant chez sa femme avec l’idée d’assouvir un dernier
besoin. Agnès était assise à terre, aux pieds de madame Clémence qui lui lisait
un conte. La baronne s’était levée à l’entrée avinée et vulgaire de son mari.
Il avait bafouillé quelque chose qui avait fait blêmir madame Clémence mais que
n’avait pas compris la petite fille.
    La voix glaciale et péremptoire résonna dans l’esprit
d’Agnès, tant d’années après :
    — Sortez, monsieur. Sortez à l’instant !
    Le baron avait levé la main, titubant vers sa femme, la
menaçant d’une gifle. Au lieu de reculer, de crier, celle-ci s’était avancée vers
lui et l’avait saisi à l’encolure du manteau en feulant :
    — Vous ne m’impressionnez pas ! N’oubliez jamais
d’où je viens, ni qui je suis. Pour qui vous prenez-vous, porc que vous
êtes ! Allez trousser d’autres gueuses, s’il vous plaît, et laissez-nous en
paix. Ne reparaissez pas devant moi avant d’être sobre et repentant. Sortez,
répugnant soudard, à l’instant. C’est un ordre !
    Agnès avait nettement vu le baron s’affaisser comme une
baudruche. Sa tête s’était tassée sur ses épaules et le cramoisi de sa hure
d’ivrogne avait viré au gris verdâtre. Il avait ouvert la bouche, mais aucun
son n’en était sorti. La baronne

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