Les chemins de la bête
de
superstition. Une équation s’était peu à peu formée dans sa tête : être
honnête, c’est être vulnérable, être vulnérable, c’est être humilié.
Que pouvait-il savoir de l’humiliation, ce beau chevalier
d’une prestigieuse famille ? Capella lui en voulait terriblement. Pas
d’être bien né et d’ignorer le privilège d’une telle naissance, ni même de son
implacable jugement sur la trahison d’Acre. Que croyait-il ? Que Giotto
était idiot au point de ne pas avoir pris la mesure de son crime lors de sa
transaction avec l’ennemi ? Tant de femmes, d’enfants, d’hommes pour trois
cents livres d’or. Tant de hurlements, de sang. Il avait accepté le marché et
s’était fait gruger. Non, Capella lui en voulait d’avoir apporté, jusque dans
son bureau, la preuve qu’aucun souvenir ne meurt tout à fait. Car l’usurier
avait fini par s’accommoder des siens. Certes, ils parvenaient encore à forcer
l’entrée de son cerveau, surtout la nuit. Pourtant, leurs incursions
s’espaçaient de plus en plus. Giotto devait ce confortable résultat à la belle
théorie qu’il s’était forgée : après tout, qui pouvait être certain que
les renforts seraient bien arrivés à temps pour sauver la citadelle
d’Acre ? Et puis, peut-être qu’un autre que lui aurait livré les plans des
égouts. Au bout du compte, ils seraient tous morts quand même. Le banquier
s’était donc absous lui-même en se convainquant que ce carnage était
inévitable, et qu’il n’était qu’un coupable parmi d’autres possibles. Et voilà
qu’à cause de cet hospitalier qui n’avait jamais eu peur, les murailles
blanches de soleil d’Acre ne quittaient plus son esprit. Voilà que l’honnêteté
se frayait un chemin vers lui, accompagnée de son désastreux pendant : la
lucidité. Voilà qu’il se disait que sans son crime, trente mille personnes
vivraient encore.
En vérité, il détestait Leone, mais son instinct de petit
prédateur l’avertissait que cet homme-là n’était pas de ceux dont on peut se
venger. Il faut les tuer très vite pour qu’ils ne se défendent pas, et Giotto
n’en avait pas le courage.
Avant la visite du messager de monsieur de Nogaret un peu
plus tôt, en fin d’après-midi, il avait entretenu l’infantile espoir que
peut-être un miracle le débarrasserait comme par un coup de baguette magique de
son inquiétant invité. À chaque fois qu’il l’entendait partir, comme ce tôt
matin, il priait pour qu’il ne revienne jamais. Tant de gens mouraient chaque
jour dans cette ville... pourquoi pas un chevalier hospitalier ?
L’imbécillité de ses vœux n’échappait pas à Giotto Capella. Il existait une
autre possibilité, plus réaliste : s’il ne faisait rien, le chevalier ne
rencontrerait jamais Guillaume de Nogaret, et peut-être partirait-il
enfin ? Il pourrait à nouveau appliquer sa devise fétiche :
« Remets toujours à demain ce que l’on te presse de faire
aujourd’hui. » Elle lui avait porté chance et fortune jusque-là, mais
risquait maintenant de lui faire faux bond, il en était conscient.
Le monde de Capella, celui qu’il avait tant oeuvré à se
construire, s’effritait sous les pas du chevalier. Il avait, en quelques jours,
perdu goût à tout, et même l’appât du gain facile ne l’emplissait plus d’une
joie fébrile. Autant l’admettre, puisque Leone l’avait contraint à l’honnêteté :
ce qui le minait n’était pas tant le remords. C’était plutôt l’imminente
publication de ses fautes. Faute avouée est à moitié pardonnée ?
Sornettes ! Il n’y a que celles que l’on cache qui vous épargnent.
Revêtu de ses vêtements de nuit, le crâne protégé d’un
bonnet de flanelle, Giotto Capella se rongeait donc les sangs, désespéré à
l’idée qu’il tenait depuis quelques minutes une vengeance qu’il ne pourrait pas
exercer de peur de représailles. Cet empêchement lui avait coupé tout goût pour
son souper, et il fulminait. Le discret messager de monsieur de Nogaret était
reparti quelques heures plus tôt Leone ne l’avait sans doute pas vu se faufiler
par l’entrée de service de l’immeuble. Monsieur de Nogaret requérait sa
présence dès l’après-demain. Il ne pouvait s’agir que d’une histoire d’argent,
le roi Philippe n’hésitant pas à emprunter de grosses sommes, quitte à expulser
ensuite les prêteurs dans le but de ne pas honorer les dettes de son royaume.
Si cela
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