Les chemins de la bête
nuit
après l’annonce du décès du pape Benoît XI. Il avait pesé le pour et le contre
des heures durant, se tournant, se retournant sur sa couche, imaginant les
pires retombées pour le royaume de France. L’idée qu’un être ait poussé
l’abjection jusqu’à empoisonner un pape le suffoquait d’indignation, non qu’il
eût éprouvé une admiration particulière pour le défunt saint-père. En amoureux
de la loi, Nogaret exigeait que tout se réglât grâce à elle. La loi servait
aussi à faire destituer un pape, même à titre posthume. Il n’était donc pas
besoin de l’assassiner.
Ce meurtre était une catastrophe personnelle et poli tique.
Nul n’ignorait que Benoît XI avait décidé de l’excom munier pour punir Philippe
le Bel de son coup de force contre Boniface VIII. Si elle survenait, cette
excommunica tion mortifierait Nogaret, homme de grande foi, et jetterait une
ombre pesante sur sa future carrière politique En d’autres termes, il avait
plus que quiconque d’excellentes raisons de fomenter cet empoisonnement.
Au-delà de son propre avenir, celui du royaume le tortura au cours des heures
glissantes qui annonçaient l’aube.
Ils n’étaient pas prêts. Nogaret et Plaisians avaient
entrepris de tisser leur toile pour pousser leurs pions sur l’échiquier de la
papauté. Ils avaient tablé sur les quelques années de répit relatif que leur
procurerait le pontificat de Benoît, qu’ils souhaitaient court. Pas à ce point,
toutefois.
Le sommeil se refusant à lui avec obstination, il était à
peine quatre heures du matin lorsqu’il décida de se lever pour prier, puis de
s’atteler au travail.
Francesco de Leone, dit Capella pour les besoins de sa
mission d’espionnage, était déjà plongé dans la lecture d’un cartulaire lorsque
Nogaret poussa la porte conduisant à son bureau. Le conseiller hésita entre
l’agacement de n’être pas seul durant quelques heures et la satisfaction
d’avoir recruté un secrétaire si assidu. La seconde l’emporta, peut-être parce
qu’il avait envie de parler en cordialité.
— Tu es bien matinal, Francesco.
— Non, c’est le travail qui l’est, messire. Il semble
s’être accumulé comme par enchantement au cours de la nuit.
La réplique tira un faible sourire à Nogaret, qui
approuva :
— C’est l’effet qu’il produit souvent.
— Monseigneur..., hésita Francesco avec un art
consommé, que devons-nous penser du décès épouvantable de notre pape ?
- « Nous » qui ? « Nous » l’État ou
« nous » toi et moi ?
- « Vous » et « l’État » sont-ils
dissociables ?
La flatterie était habile et Nogaret ne la perçut pas. En
revanche, elle le contenta au point que son humeur chagrine s’apaisa un peu. Il
répondit dans un soupir qui n’était plus si pesant :
— Sans doute pas, sans doute plus. Vois-tu, Francesco,
je ne sais qu’en penser. Certes, cette menace d’excommunication me rongeait,
même si je savais qu’il s’agissait pour Benoît de marquer son autorité sur le
royaume de France. (Il sembla soudain fondamental à Guillaume de Nogaret
d’insister sur un point, peut-être parce qu’il était conscient que l’homme
qu’il venait d’engager était d’une vive intelligence et qu’à ce titre, il
méritait le respect d’une autre intelligence.) Sache-le, je te jure devant Dieu
que je n’ai jamais pris part à cette tentative d’attentat d’Anagni contre
Boniface. J’étais venu lui signifier une citation à comparaître devant le futur
concile oecuménique. Je me suis trouvé sur place au mauvais moment. Nous avions
de bonnes chances de faire destituer ce pape indigne par un tribunal religieux.
Un coup de force était donc inutile.
Leone le fixa sans mot dire durant quelques instants, puis
déclara d’une voix lente et sincère :
— Je vous crois, messire.
Cet homme si puissant disait la vérité, il en était certain,
lui qui reconnaissait le mensonge comme la silhouette d’un vieux compagnon.
Un soulagement disproportionné envahit Nogaret. Il s’en
étonna : après tout, Francesco Capella n’était qu’un secrétaire, neveu
d’un des usuriers les plus charognards de la place de Paris. Que lui importait
son jugement ? Il poursuivit :
— Pour répondre à ta question... Cette mort prématurée
risque de nous occasionner un déplorable contretemps. Nous ne sommes pas prêts
à agir en coulisses... à moins de nous débrouiller pour retarder
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