Les chevaliers de la table ronde
prononces un faux serment à la Blanche Lande. Ou
bien tu es à jamais déconsidérée devant tous les hommes, ou bien tu es maudite
par Dieu parce que tu as commis un parjure. Quel est ton sentiment là-dessus ?
– Merlin, répondit Yseult, il me vient une idée. On ne peut accéder à la
Blanche Lande qu’en passant par un étroit sentier qui traverse le marécage du
Mal Pas. Tristan le connaît bien, car un jour que j’étais en sa compagnie, j’y
suis tombée et je m’y suis toute salie… – N’en dis pas plus, s’écria Merlin. Je
devine ta pensée. Ne t’inquiète pas : je vais prévenir Tristan et je m’arrangerai
pour que, ce jour-là, il y ait un vagabond pour te porter à travers le marais. »
Tristan se trouvait chez le forestier Urri, en compagnie de
Gorvenal. Merlin s’y rendit sous les traits de Périnis, le valet d’Yseult, qui
lui était si fidèle. Il parla longuement à Tristan, de la part de la reine, et
lui demanda d’être présent au Mal Pas, quand tous se rendraient sur le lieu de
la rencontre. Il devrait se tenir le long du sentier qui traversait le marécage,
accoutré en mendiant contrefait, avec une béquille et un hanap de bois, avec
une bouteille attachée par une courroie, demandant l’aumône aux passants. Et, bien
sûr, il devrait se teindre le visage avec des herbes et se le rendre tuméfié, méconnaissable.
Tristan lui répondit qu’il y serait et qu’il se conformerait en tout point à ce
que demandait la reine. Merlin le quitta et reprit son aspect normal. Puis il
alla rejoindre le roi Arthur.
Arriva le jour où la reine Yseult devait se justifier devant
les rois et les barons assemblés sur la Blanche Lande. Tristan n’avait pas
perdu son temps : il s’était fait une robe bigarrée. Il était sans chemise,
en cotte de vieille bure, avec d’affreuses bottes de cuir, et il avait
recouvert sa tête d’une chape sale et enfumée. Ainsi affublé, on l’aurait
facilement pris pour un lépreux. Sans plus s’embarrasser, il s’établit près du
sentier, au bout du marécage, et s’assit sur une vieille souche pourrie. Il
ficha devant lui le bourdon qu’il avait pendu à son cou. À voir sa carrure, on
ne pouvait guère le prendre pour un homme contrefait ; mais son visage, boursouflé
par la vertu de l’herbe dont il s’était frotté, évoquait celui d’un lépreux. Il
faisait cliqueter sa bouteille contre le hanap de bois pour apitoyer les
passants et leur demander l’aumône.
Les chevaliers arrivaient le long des chemins et des
sentiers. Il y avait grande presse en ces fondrières où les chevaux entraient
parfois jusqu’aux flancs, et plus d’un se retrouva étalé dans la boue. Mais
Tristan n’en était guère ému. Il leur criait : « Tenez bien vos rênes,
seigneurs, et piquez de l’éperon : un peu plus loin, vous retrouverez le
sol ferme ! » Les chevaliers embourbés redoublaient d’efforts, mais
le marais croulait sous eux. Quant au soi-disant ladre, il continuait à frapper
son hanap : « Pensez à moi ! disait-il. Que Dieu vous tire du
Mal Pas ! Aidez-moi à renouveler ma robe ! »
Il y avait grand tumulte en ce Mal Pas. Les passants souillaient
tous leurs vêtements, et c’était à qui crierait le plus fort. C’est alors qu’arriva
le roi Arthur, avec tous ceux de la Table Ronde, avec leurs boucliers neufs, leurs
plus beaux vêtements et leurs meilleurs chevaux. En passant le marais, ils s’éclaboussèrent
comme les autres. Tristan, qui connaissait bien Arthur, l’interpella :
« Seigneur Arthur, je suis malade, estropié, ladre et sans fortune. Mon
père était pauvre et ne posséda jamais de terre. Je suis venu ici chercher l’aumône.
Roi Arthur, vois comme la peau me démange et comme je grelotte de fièvre !
Pour Dieu, donne-moi ces guêtres qui te protègent si bien les jambes ! »
Arthur eut pitié du mendiant. Il pria deux de ses écuyers de lui retirer ses
guêtres et il les présenta à Tristan. Celui-ci prit les guêtres sans rien dire
et se rassit sur la souche d’arbre. D’autres barons de la suite d’Arthur lui
jetèrent divers vêtements, et il les rangea soigneusement dans un sac.
Ce fut au tour du roi Mark de traverser le Mal Pas. Tristan
faisait de plus en plus de bruit avec sa bouteille et son hanap. « Pour l’amour
de Dieu, roi Mark ! disait-il avec sa voix de fausset, donne-moi un don ! »
Le roi lui présenta son bonnet de fourrure : « Il est un peu usé, mais
il peut
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