Les chevaliers de la table ronde
courba l’échine.
Yseult noua sa robe, souleva un pied, s’assit à califourchon sur le dos de son
étrange monture.
Sur la Blanche Lande, les rois et les barons n’en croyaient
pas leurs yeux. Le ladre soutenait ses jambes avec sa béquille, soulevait un
pied et posait l’autre ; souvent il faisait semblant de choir et prenait
une mine douloureuse. Jambe deçà, jambe delà, Yseult le chevauchait comme si de
rien n’était. « Voyez ! disaient les gens, regardez donc ! La
reine à cheval sur un ladre ! Il cloche du pied, il va tomber dans le
bourbier et entraîner la reine avec lui ! Courons à sa rencontre et
aidons-les à s’en sortir ! »
Cependant, le ladre était parvenu au bout du sentier. Arrivé
sur le sol ferme, il déposa la reine, et tous purent voir que ses vêtements
étaient immaculés. « Tu me donneras bien quelque chose pour ma peine ? »
dit le faux mendiant. Le roi Arthur, qui avait été l’un des premiers à
accueillir Yseult, dit : « Certes, reine Yseult, il a bien mérité
quelque récompense ! – Certainement pas ! s’écria Yseult avec colère.
C’est un truand de la pire espèce, et il a bien profité de cette journée. Sous
sa pèlerine, j’ai senti une gibecière qui n’est pas petite : elle est
pleine de pains entiers, sans compter le reste. Il a de quoi manger pour aujourd’hui
et pour toute une semaine ! Quant aux vêtements, il en a amassé de quoi
passer plusieurs hivers à l’abri du froid ! Je vous dis que c’est un âne
qui a trouvé bonne pâture, et il n’aura rien de moi, je vous l’assure ! »
Le faux ladre s’en retourna à travers le marais et personne ne fit plus
attention à lui. Et, sur la Blanche Lande, on fit bon accueil à la reine Yseult.
On avait dressé des tentes et des pavillons, et des tables
avaient été préparées. De nombreux barons se trouvaient là, et tous avaient
amené avec eux leur femme ou leur amie. Devant le pavillon du roi Arthur, on
avait étendu un drap de soie brodé. C’est là qu’on entassa toutes les reliques
du royaume de Cornouailles. Merlin prit les deux rois à part et leur demanda ce
qu’ils avaient prévu pour que la reine Yseult pût se justifier des accusations
portées contre elle. « Croyez-moi, leur dit-il, il faut que cette affaire
soit réglée de façon définitive aujourd’hui, car sinon, le doute subsistera et
vous y perdrez tous les deux votre honneur. Roi Mark, si tu veux la paix dans
ton royaume, fais en sorte que la reine soit disculpée et que ton neveu Tristan
ne soit plus soupçonné. Il est compagnon de la Table Ronde, et toute atteinte à
sa dignité rejaillirait sur tous les autres. Et c’est à toi, roi Arthur, de
rétablir l’harmonie et la bonne entente parmi tous ceux qui prennent place à
cette Table que j’ai instituée avec le roi Uther et qu’il t’a été donné mission
de maintenir, quelles que soient les circonstances, pour la gloire de Dieu et
du royaume de Bretagne.
— Tu as raison, Merlin », répondit Arthur. Puis il
s’adressa au roi Mark : « Il est évident qu’on t’a mal conseillé et
que certains de tes vassaux ont tout fait pour déshonorer la reine et ton neveu.
C’est à toi de rendre justice et de châtier comme il convient les dénonciateurs
et calomniateurs. Mais tu ne pourras le faire que si la reine se justifie
publiquement, devant tous ceux qui sont assemblés ici. Voici ce que je propose :
la reine s’avancera de telle sorte qu’elle puisse être vue de loin, et elle
jurera de sa main droite sur les saintes reliques que jamais elle n’eut aucun
commerce avec ton neveu qui puisse être tenu pour coupable. Et quand elle aura
ainsi juré de cette façon, commande à tes barons de faire la paix. – Voilà qui
est bien dit, roi Arthur ! répondit Mark. Je sais qu’on peut me blâmer d’avoir
prêté l’oreille aux paroles envieuses des médisants, et j’en suis fort fâché. Mais
si la reine peut se justifier devant tous ceux qui sont ici présents, si elle
prend Dieu à témoin de son innocence, personne ne pourra plus porter d’accusations
contre elle, et je m’engage à châtier durement tous ceux qui persisteraient à
le faire ! – À la bonne heure, dit Merlin. Il faut maintenant que vous
agissiez tous les deux comme vous l’avez prévu. »
On rassembla les barons, les dames et les jeunes filles et
on les fit asseoir en rang autour de l’endroit où avaient été placées les
reliques, sous la garde de
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