Les chevaliers de la table ronde
gens et les choses
sous leur aspect normal, je possède aussi le don de double vue. L’apparence de
ces trois hommes ne m’a pas trompée, et je les ai bien reconnus pour ce qu’ils
étaient : celui qui avait la semblance de mon père était le roi Uther, celui
qui avait la semblance de Jourdain était en réalité Urfin, et celui qui avait
la semblance de Bretel était ce Merlin que vous voyez devant vous. Ainsi a été
conçu mon frère Arthur, et j’en suis le témoin. Je vous le dis, même si j’en
conçois amertume et chagrin. »
Quand elle eut ainsi parlé, Morgane s’écarta et se fondit
dans la foule, et cela dans le plus grand silence. Merlin toisa les barons et s’adressa
à eux sur un ton glacial : « Que vous avais-je dit ? »
Alors, dans toute la salle, il n’y eut qu’un seul cri poussé par d’innombrables
gorges : « Vive le roi Arthur ! Vive Arthur, fils d’Uther
Pendragon, roi de Bretagne ! » Et Merlin, lui aussi, se retira
discrètement et se fondit dans la foule qui hurlait sa joie.
Les rires et les chants résonnaient dans toute la forteresse
de Kaerlion sur Wysg. Chacun fêtait le roi Arthur et se réjouissait de savoir
qu’il était le fils d’Uther Pendragon. Et chacun vantait les mérites de Merlin,
le devin, celui qui avait enfin montré au monde que le maître du royaume de
Bretagne appartenait à une lignée royale dont on n’avait pas à rougir. Le vin, la
bière et l’hydromel coulaient à flots. Les bardes contaient les exploits de
ceux qui avaient lutté avec tant d’héroïsme contre les Saxons maudits. D’autres
remontaient plus loin dans le temps et révélaient que les ancêtres d’Arthur
étaient des dieux, les fils de la déesse Dana, qui étaient venus des îles du
nord du monde, apportant la science, la sagesse, le druidisme et la magie. D’autres
enfin démontraient à ceux qui voulaient les entendre que dans les tertres, dispersés
aux quatre coins du royaume, des êtres féeriques surveillaient tout ce qui se
passait à la surface de la terre et se tenaient prêts à intervenir chaque fois
que les puissances des Ténèbres menaceraient l’équilibre du monde. Merlin
allait d’une salle à l’autre, haussant les épaules quand il entendait trop de
rires sans raison, éclatant de rire à chaque bêtise qu’il entendait prononcer. Il
se retrouva en plein cœur de la nuit, sous les remparts, dans le vent aigre qui
se levait, et il aperçut une silhouette féminine qui frémissait.
« Merci, Morgane », dit-il simplement. Elle se
retourna. Ses yeux qui perçaient l’obscurité s’acharnèrent sur lui. « Pourquoi
me remercier ? dit-elle. Tu m’as suffisamment appris qu’à certains moments
il fallait se taire, qu’à d’autres moments il fallait dire la vérité et qu’à d’autres
moments encore il fallait mentir. – Mais tu as dit la vérité, Morgane. – Certes
j’ai dit la vérité parce qu’il le fallait. Mais cela me pesait terriblement, tu
le sais. Peu importe, d’ailleurs, puisque tu triomphes, Merlin. – Ce n’est pas
moi qui triomphe, Morgane, c’est ton frère, et c’est cela qui importe. – Oui, dit
Morgane, mais pour combien de temps ? » Merlin se mit à rire et dit :
« Tu sais bien que le temps n’existe pas ! – Pour nous, répondit
Morgane, mais pour les autres ? »
Il demeura silencieux tandis qu’une bande de jeunes gens
sortaient d’une maison en criant à tue-tête. « Ils ne savent même pas
pourquoi ils se réjouissent ! dit-il enfin. Est-ce parce qu’ils ont un roi
sur qui se décharger de toutes leurs angoisses ou de toutes leurs
responsabilités, ou bien est-ce seulement parce qu’ils ont envie de vivre et de
crier la vie ? Je t’avoue que je me pose des questions. » Ils se mirent
à marcher le long des remparts. « Tu es bien de la même race que moi, Merlin,
dit Morgane. Dis-moi : as-tu jamais pensé ce que serait notre fils si un
jour nous avions l’intention d’en faire un ? » Merlin eut un rire
strident qui se répercuta longuement dans la nuit. « Pour sûr, dit-il, ce
ne pourrait être que Satan en personne ! – Oui, Merlin… Et pourtant, ce
serait le moyen idéal pour leur faire entendre raison à tous ! Tu ne crois
pas, Merlin ? – Tais-toi, répondit Merlin, tu as autre chose à faire. – Je
le sais, dit Morgane, et il arrivera un jour où je serai seule à me débattre au
milieu de cette mascarade. Car tu n’es pas invincible, Merlin, malgré
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