Les chevaliers de la table ronde
mère. En le voyant, celle-ci
se mit à soupirer. Gauvain lui demanda pourquoi elle semblait si triste.
« Mon cher fils, lui dit-elle, quand je vous vois, toi et tes frères, gaspiller
votre temps en folies alors que vous pourriez être de la compagnie de mon frère,
le roi Arthur, votre oncle, je ne peux m’empêcher de soupirer. Surtout toi, Gauvain,
il y a bien longtemps que tu pourrais offrir le service de ton épée au roi. Il
t’en saurait gré et toute ta famille en serait honorée. » Gauvain lui
répondit : « Mère, il y a déjà tant de bons chevaliers à la cour du roi,
mon oncle, que je ne vois pas ce que j’irais y faire. Le jour où je me
présenterai devant lui, ce sera lorsque j’aurai accompli des actions dignes d’être
remarquées de tous, et cela afin de ne pas être rangé sur le même plan que tous
les autres. – Mon fils, ton orgueil te conduira vers les pires ennuis ! Sache-le
bien : la modestie est une vertu souvent plus grande que le courage [46] . »
Mais Gauvain n’avait cure de ce que lui disait sa mère. Il
sortit de la salle et donna ordre qu’on lui préparât son cheval. Lui-même s’habilla
de façon raffinée. Il boucla ses éperons d’or fin sur des chausses échancrées, taillées
dans une étoffe de soie. Il enfila une culotte très blanche et très fine, une
chemise bouffante, très courte, en lin finement plissé, et jeta sur ses épaules
un manteau fourré de petit-gris. Puis il monta sur son cheval et sortit de la
ville.
Il chevaucha droit devant lui et gagna la forêt où il se mit
à écouter les oiseaux qui chantaient dans les arbres avec une douceur extrême. Il
resta si longtemps à les écouter qu’il perdit toute notion du temps. Il pensait
au temps de son enfance, à ses longues errances sur les sentiers à la recherche
d’un château merveilleux où de belles princesses au regard brûlant étaient
retenues prisonnières. Il rêvait, et son rêve fut si présent qu’il finit par s’égarer.
La nuit commençait à prendre possession du monde, et, brutalement, il eut
conscience qu’il ne savait plus où il était. Il voulut retourner sur ses pas et
emprunta un chemin assez large qui le conduisait toujours plus loin. L’obscurité
était maintenant complète. En regardant devant lui, il aperçut alors un chemin
qui traversait un espace peu boisé où brûlait un grand feu. Il prit cette
direction, pensant qu’il rencontrerait quelque bûcheron ou quelque charbonnier
qui lui indiquerait sa route.
Près du feu, il aperçut un destrier attaché à un arbre. Il s’approcha
et vit un homme d’un certain âge assis non loin de là et qui le salua
courtoisement, lui demandant ce qu’il faisait dans ce lieu retiré. Gauvain lui
raconta alors, avec force détails, tout ce qui lui était arrivé, comment il
était parti pour se divertir et comment, pour s’être trop longuement plongé
dans ses pensées, il s’était égaré dans la forêt et avait perdu son chemin. L’homme
lui proposa de le remettre le lendemain matin dans la bonne direction, à
condition qu’il voulût bien demeurer en sa compagnie, ici même, pendant la nuit.
C’est ainsi qu’ils veillèrent et discutèrent un certain temps avant de s’endormir
près du feu.
Le lendemain, quand ils furent réveillés, l’homme dit à Gauvain :
« Ma demeure n’est pas éloignée. Je te prie donc d’y venir, car tu y seras
accueilli avec empressement. » Tous les deux montèrent à cheval, prirent
leurs boucliers, leurs lances et leurs épées, et ils s’engagèrent sur un chemin
empierré. Au moment où ils sortaient de la forêt, se trouvant alors devant une
plaine, l’homme dit à Gauvain : « C’est un usage bien établi depuis
toujours que lorsqu’on offre l’hospitalité à un preux chevalier, on envoie
quelqu’un pour que tout soit prêt dans la demeure. Or, tu peux le voir, je n’ai
personne, à part moi, à envoyer. Je te prie donc de continuer tranquillement
tandis que je galoperai jusque chez moi afin d’y faire tout préparer pour ton
arrivée. Tu apercevras ma demeure juste devant toi, le long d’un enclos, au
fond d’une vallée. »
Après quoi, il s’éloigna à vive allure, laissant Gauvain poursuivre
très lentement sa route. Au bout d’un moment, il rencontra quatre bergers
arrêtés sur le chemin et qui le saluèrent aimablement. Il les salua à son tour
et les dépassa sans ajouter un mot. « Hélas ! s’écria l’un d’eux. Quel
malheur !
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