Les chevaliers de la table ronde
Un chevalier aussi beau, aussi noble et de si belle allure !
Ce ne serait pas juste qu’il fût blessé ou maltraité ! » En entendant
ces paroles, Gauvain fut fort surpris. Il arrêta son cheval et, s’adressant aux
bergers, il leur demanda pourquoi ils se lamentaient ainsi. « Seigneur, répondit
l’un d’eux, c’est parce que nous sommes émus de te voir aller vers la demeure
de celui qui s’en va là-bas sur un cheval gris. Il en a emmené ainsi beaucoup d’autres
devant nous, mais nous savons qu’aucun de ceux-ci n’est revenu ! – Voici
qui est bien mystérieux, dit Gauvain Est-ce que tu sais comment ils sont
traités ? – On dit, seigneur, dans tout le pays, que l’homme chez qui tu vas
met à mort tous ceux qui le contredisent. Mais nous ne le savons que par
ouï-dire, car personne n’a jamais encore vu quelqu’un sortir de chez lui. Si tu
m’en crois, seigneur, ne continue pas ton chemin et reviens vite en arrière
sans même prendre congé de lui. – Bergers, répondit Gauvain, je vous remercie
de votre conseil, mais je vous assure que des propos si puérils ne me feront
pas revenir en arrière. » Et, sans plus attendre, il lâcha la bride à son
cheval et poursuivit sa route, perdu dans ses pensées, jusqu’à la vallée que
son compagnon lui avait indiquée.
Il aperçut alors, s’élevant auprès d’un vaste enclos, une magnifique
forteresse qui semblait toute neuve, sur le sommet d’une butte. Il remarqua
aussi des fossés larges et profonds et, entre les deux murs d’enceinte, devant
le pont-levis, un grand nombre de petites maisons. De toute évidence, cette
forteresse appartenait à un homme riche et puissant. Gauvain arriva jusqu’aux
lices, passa la porte d’enceinte, traversa les dépendances et se présenta au
pont-levis. Son compagnon de la nuit était là pour l’accueillir, paraissant
très heureux de le voir arriver. Des serviteurs désarmèrent Gauvain et l’amenèrent
dans la grande salle, devant la tour, où brûlait un très beau feu. Tout autour,
il y avait des sièges somptueux, recouverts d’une riche étoffe de soie pourpre.
Gauvain remercia son hôte pour tout, car il n’avait nulle intention de le
contredire en quoi que ce fût.
« Cher seigneur, dit l’hôte, on prépare ton repas et
mes serviteurs s’empressent, sache-le bien. Mais, en attendant, divertis-toi :
je veux que tu te sentes heureux et à ton aise. Si quelque chose te déplaît ou
te contrarie, n’hésite pas à le dire. » Mais Gauvain lui répondit que tout,
dans la maison, le satisfaisait pleinement.
L’hôte se rendit alors dans ses appartements et en revint
avec une jeune fille d’une grande beauté. « Voici ma fille », dit l’hôte
à Gauvain. Quand il la vit, Gauvain en resta d’abord interdit, puis il se leva
et la salua. Quant à la jeune fille, elle fut encore plus stupéfaite devant la
grande beauté de Gauvain et la perfection de son attitude. Elle lui adressa
cependant quelques paroles de bienvenue. Alors l’hôte invita Gauvain à prendre
la main de la jeune fille en disant : « Seigneur, j’espère que ma
fille ne te déplaît pas, car je n’ai pas de plus agréable divertissement à te
proposer pour ton plaisir et ton agrément. Je pense qu’elle saura fort bien, si
elle le veut, se montrer une bonne compagne, et je lui ordonne en ta présence
de faire siens tous les désirs que tu pourrais exprimer. »
Gauvain, prenant bien garde de ne point contredire son hôte,
le remercia vivement. Et l’hôte les quitta pour aller voir à la cuisine si le
repas était bien préparé. Gauvain s’assit à côté de la fille, fort embarrassé, mais
lui parlant en termes mesurés de façon à éviter de lui causer le moindre
déplaisir. Mais, dans ses paroles, il sut si bien suggérer ses sentiments que
la jeune fille ne put douter qu’il était amoureux d’elle. « Seigneur, lui
dit-elle enfin, j’ai bien entendu que mon père m’a interdit de te refuser quoi
que ce soit. Et pourtant – comment te le dire ? – si je consentais à faire
ce que tu désires, l’issue en serait bien mauvaise et c’est par ma faute que je
t’aurais trahi et causé ta mort. Voici donc le conseil que je vais te donner :
garde-toi de tout acte déplacé, et quoi que te dise mon père, ne le contredis
jamais, car si tu le faisais, tu attirerais sur toi de grands malheurs. Et
surtout, ne donne pas l’impression qu’on t’a mis en garde, car tu le paierais
très
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