Les chevaliers de la table ronde
était lui-même marié :
il ne voulait pas trahir son épouse, ni causer de tort à son hôte, et il n’était
pas moins angoissé que la jeune fille.
Quand le repas fut terminé, on enleva les nappes et les convives
se lavèrent les mains. Comme il faisait encore jour, ils allèrent aux fenêtres
admirer la forteresse et le pays avoisinant. Puis vint le moment d’aller se
reposer. Les jeunes filles avaient préparé, pour les deux rois, dans une
chambre voisine de la salle, des lits tels qu’il convenait aux princes qu’ils
semblaient être. Et quand tout le monde fut couché, Merlin fit un nouvel
enchantement. Un sommeil pesant s’empara de tous ceux qui se trouvaient dans la
forteresse, à tel point que les toitures eussent pu tomber sur leur tête sans
aucunement les réveiller. Seuls le roi Ban et la fille d’Agravadain veillaient
et soupiraient, chacun de son côté. Alors Merlin alla jusqu’à elle et lui dit :
« Belle, suis-moi jusqu’à celui que tu désires tant. »
Sous l’influence du sortilège comme elle l’était, la jeune
fille se leva sans dire un mot, vêtue seulement de sa chemise et d’une pelisse.
Merlin la mena droit dans la chambre du roi Ban, et il se retira. Bien que
tourmenté par ses remords, Ban lui tendit les bras, incapable de résister à ce
désir impétueux qui s’était emparé de lui. Quant à elle, sans l’ombre d’une
hésitation, elle enleva ses vêtements et se coucha près de lui. Mais ni l’un ni
l’autre ne restèrent inactifs : Merlin l’avait voulu ainsi, et ils n’eurent
aucune honte de ce qu’ils firent. Au matin, le roi Ban ôta de son doigt un bel anneau
d’or, orné d’un saphir, et où étaient gravés deux serpenteaux. « Belle, dit-il,
garde cet anneau en souvenir de moi et de notre amour. » Elle prit la
bague sans répondre.
Lorsque Merlin sut qu’elle était revenue à son lit, il leva
son enchantement, et chacun s’éveilla dans la forteresse. Les écuyers et les
serviteurs préparèrent les armes, sellèrent les chevaux et rangèrent les
coffres et les malles. Puis les deux rois prirent congé de leur hôte. Comme la
fille d’Agravadain baissait tristement la tête, Ban lui dit à voix basse :
« Il m’en coûte de partir, mais sache bien que partout où je me trouverai,
je serai toujours ton ami. » En soupirant, elle répondit : « Seigneur,
s’il arrive que je sois enceinte, je m’en réjouirai en pensant à toi, sans
jamais regretter ce que nous avons fait. Car cet enfant sera le miroir et le
souvenir de ta présence. » Et sur ces mots, elle remonta dans ses
appartements tandis que les deux rois recommandaient leur hôte à Dieu.
Ils chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent en la cité de
Bénoïc où chacun leur fit fête. Les femmes des deux rois leur montrèrent grande
joie et grand amour. C’est ainsi que, la nuit même, la reine Hélène conçut du
roi Ban un enfant qui fut plus tard connu sous le nom de Lancelot. Quant à
Merlin, ils le festoyèrent pendant huit jours entiers. Mais au neuvième jour, hanté
par un obscur désir qu’il ne pouvait plus contrôler, il prit congé de ses hôtes
et s’en alla dans la forêt de Brocéliande.
Il retrouva facilement la fontaine près de laquelle il avait
aperçu la jeune Viviane. Tout était calme et silencieux dans cette clairière. L’esprit
agité de pensées contradictoires, Merlin ne pouvait chasser la mélancolie de
son cœur. Il s’étendit alors sur le rebord de la fontaine et s’endormit. Quand
il se réveilla, il aperçut la jeune fille devant lui. Elle lui souriait et lui
disait : « Que celui qui connaît toutes nos pensées te donne joie et
bonheur. » Et elle s’assit près de lui.
« Qui es-tu ? » demanda Merlin. Il le savait
bien, mais il voulait la mettre à l’épreuve et se rendre compte ainsi de ses
dispositions envers lui. « Je suis de ce pays, répondit-elle. Je suis la
fille du vavasseur qui réside en ce manoir que tu as pu voir en venant ici. Mais
toi, beau seigneur, qui es-tu donc ? – Je suis un valet errant, et je vais
à la recherche du maître qui m’apprenait son métier. – Quel métier ? »
Merlin se mit à rire et dit : « Par exemple, à soulever une tour, ou
même une forteresse, fût-elle investie par une année, la déplacer et la
rétablir ailleurs. Ou bien encore à marcher sur un étang sans mouiller mes
pieds. Ou bien à faire courir une rivière à un endroit où jamais on n’en aurait
vu. Et
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