Les chevaliers de la table ronde
l’homme et la confia à l’un des clercs qui se
trouvait là. Et celui-ci se mit à lire à haute voix :
« Moi, roi Rion des Îles, seigneur de toutes les terres
d’Occident, je fais savoir à tous ceux qui verront et entendront ces lettres
que je suis à cette heure en ma cour, en compagnie de vingt-cinq rois qui ont
reconnu ma puissance, qui m’ont rendu leurs épées et à qui j’ai pris leurs
barbes avec le cuir. En témoignage de ma victoire, j’ai fait fourrer avec leurs
barbes un superbe manteau auquel ne manque plus que la frange. Et, parce que j’ai
entendu dire grand bien de la prouesse et de la vaillance du roi Arthur, je
veux qu’il soit honoré davantage que les autres rois : en conséquence, je
lui demande de m’envoyer sa barbe avec le cuir, et j’en ferai la frange de mon
manteau pour l’amour de lui. Car mon manteau ne me pendra au cou qu’il n’ait sa
frange, et je n’en veux pas d’autre que sa barbe. Je lui commande donc qu’il me
l’envoie par un ou deux de ses meilleurs compagnons, et qu’il se présente
ensuite à moi pour devenir mon homme lige et me rendre l’hommage qui m’est dû. S’il
ne veut pas le faire, qu’il abandonne sa terre et parte pour l’exil, ou bien je
viendrai avec mon armée et je lui ferai arracher de force sa barbe du menton, et
cela à rebours, pour qu’il sente bien sa douleur, qu’il le sache bien. »
Quand il eut entendu le contenu de ces lettres, le roi
Arthur répondit en riant que Rion n’était qu’un obscur prétentieux dont il n’avait
jamais entendu parler et qu’il n’aurait jamais sa barbe tant qu’il pourrait la
protéger. Ayant écouté cette réponse, le messager quitta la salle et le roi
reprit son souper interrompu. Pendant ce temps, le harpiste allait de rang en
rang, chantant pour les uns et pour les autres, et tous disaient qu’ils n’avaient
jamais entendu chanter de façon si exquise. Le roi en était émerveillé. À la
fin, le barde s’adressa à lui et lui dit : « Seigneur roi, je demande
maintenant le prix de mes chants. – Demande ton prix et tu l’obtiendras, répondit
Arthur, car m’est avis que tu l’as bien mérité ! – Alors, dit le barde, je
demande à porter ton enseigne dans la première bataille que tu engageras. »
Le roi se mit à rire. « Comment cela, mon ami dit-il. Il
me semble que tu oublies que tu es aveugle ! – Ha ! seigneur roi, répondit
le barde, Dieu qui m’a déjà tiré de bien des dangers saura me conduire quand il
le faudra ! » En l’entendant si bien répliquer, Arthur comprit que le
barde n’était autre que Merlin, et il allait lui répondre qu’il lui octroyait
sa demande quand il s’aperçut que le beau harpiste avait disparu : à sa
place, on voyait un petit enfant de huit ans, les cheveux tout ébouriffés et
les jambes nues, portant une petite massue sur l’épaule, qui disait au roi qu’il
voulait porter son enseigne à la guerre contre le roi Rion des Îles. Tous les
assistants se mirent alors à rire, car ils avaient reconnu Merlin. Celui-ci
reprit alors la forme qu’il revêtait ordinairement devant eux [76] .
« Merlin, dit encore Arthur, dis-nous ce que tu sais à
propos de ce Rion des Îles. – C’est une longue histoire, répondit Merlin, mais
je vais en dire l’essentiel. Il y a un certain temps, Nynniaw était roi d’Erchyng,
et Pebyaw roi de Glamorgan. C’étaient deux bons amis, mais ils avaient le
défaut d’être très orgueilleux. Un soir qu’ils se promenaient ensemble, alors
que la nuit était très claire et que d’innombrables étoiles brillaient dans le
ciel, Nynniaw dit à Pebyaw : « Quelle belle campagne est la mienne ! »
Pebyaw, qui ne comprenait pas ce dont son ami voulait parler, lui demanda de
quelle campagne il s’agissait. « C’est le ciel tout entier », répondit
Nynniaw. Pebyaw fut très mortifié de cette réponse et, au bout de quelques
instants, il dit à Nynniaw : « Regarde tout ce que j’ai de brebis et
de bétail à brouter dans mes champs ! – Où sont-ils donc ? demanda
Nynniaw, fort surpris. – C’est très simple, répondit Pebyaw, ce sont les étoiles
dans le ciel, avec la lune qui est leur berger et qui les rassemble autour d’elle,
lorsque vient le matin, pour les rentrer dans les bergeries ! »
Nynniaw fut tout aussi furieux de cette réponse que Pebyaw l’avait été de la
sienne et, à partir de ce jour, les deux rois se firent une guerre acharnée,
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