Les chevaliers de la table ronde
chacun
prétendant être plus riche et plus puissant que l’autre [77] .
C’est alors que Rion des Îles, qui s’était donné pour mission de poursuivre l’oppression
et l’injustice des rois déréglés [78] , vint mettre la paix
entre eux. Il les vainquit l’un et l’autre et les fit prisonniers. Puis il leur
arracha la barbe avec le cuir et déclara : « Voilà les animaux qui
ont brouté mes pâturages : je les en ai chassés et ils n’y paraîtront plus
désormais [79] » Mais, après cela,
Rion des Îles devint si orgueilleux qu’il se mit à pourchasser tous les rois, et
chaque fois qu’il triomphait d’un, il lui arrachait la barbe. Il eut ainsi tant
de barbes de rois vaincus qu’il décida, pour montrer sa puissance, de s’en
faire confectionner un grand manteau. Voilà pourquoi, roi Arthur, il a envoyé
ce messager vers toi, car il ne lui manque plus que ta barbe pour finir son
manteau et prouver ainsi qu’il est le plus puissant de tous les rois de la
terre [80] ! »
Les assistants se réjouirent grandement de cette histoire. Kaï
et Bedwyr demandèrent à Arthur de leur permettre d’aller combattre Rion des Îles
et de lui ravir le manteau dont il s’enorgueillissait avec tant d’audace. Mais
le roi leur répondit que c’était à lui d’aller se mesurer avec Rion, au moment
et au lieu qu’il choisirait lui-même. Et quand le repas fut terminé, chacun s’éparpilla
dans les cours, devisant de choses et d’autres, écoutant les musiciens qui
jouaient des airs anciens, ou regardant les montreurs d’ours qui faisaient
danser les animaux au son de leurs tambourins.
Autour de la reine Guenièvre s’étaient groupés plusieurs
compagnons. Il y avait là Kaï, Bedwyr et Gauvain, ainsi qu’Yder, fils du roi
Nudd, l’un de ceux que Merlin venait de choisir pour prendre place à la Table
Ronde. Yder avait un frère, qu’on nommait Gwynn, et qui était un redoutable
guerrier, mais lui-même était doué d’une force peu commune [81] .
Au cours d’une aventure récente, alors qu’Arthur avait emmené avec lui quelques
compagnons pour lutter contre deux géants redoutables qui habitaient le mont
des Grenouilles et qui ravageaient le pays alentour, Yder était parti, sans
avertir personne, à la rencontre des géants et les avait provoqués. Il les
avait tués tous les deux ; mais, épuisé par ce dur combat, il était tombé
inanimé sur le bord d’un torrent, à tel point que, lorsque Arthur et les siens
étaient arrivés sur les lieux, ils avaient cru qu’il était mort. On avait même
emporté son corps sur un char afin de l’inhumer dignement, et c’est lors de la
cérémonie qu’Yder s’était réveillé de sa torpeur, plus fringant et plus robuste
que jamais.
Or, tandis que Guenièvre prenait plaisir à converser avec
ses compagnons, dans une salle basse de la forteresse, un grand ours aveugle, excité
et rendu furieux par le bruit qui se faisait autour de lui, rompit sa chaîne et
se précipita dans la salle, droit sur la reine sur laquelle il leva ses pattes
menaçantes. Guenièvre poussa un cri de terreur, mais elle ne pouvait échapper à
la bête, coincée qu’elle était contre le mur du fond. Aucun des hommes présents
n’avait d’armes : ils se précipitèrent à l’extérieur pour saisir soit une
épée, soit un bâton. Mais Yder, sans hésiter un seul instant, s’avança vers l’ours
et le prit à bras-le-corps. L’ours grogna et se débattit. Yder serra si fort
que l’animal en perdit le souffle, et, au bout de cette terrible étreinte, l’homme
souleva son adversaire en le saisissant par la peau du cou et le lança par la
fenêtre, jusqu’en bas du fossé qui entourait la forteresse. Chacun s’empressa
alors auprès de Guenièvre, qui était à peine remise de sa frayeur ; et le
roi Arthur, prévenu de l’incident, s’en vint immédiatement féliciter Yder de
son courage et de son dévouement envers la reine. De ce jour-là, la renommée d’Yder,
fils de Nudd, compagnon de la Table Ronde, ne fit que grandir à travers le
royaume [82] .
Cependant, Rion n’avait pas oublié le défi qu’il avait lancé
publiquement au roi Arthur. Il envoya un nouveau messager pour dire qu’il se
tenait prêt dans une clairière, à quelques lieues de Carduel, et qu’il
attendait qu’Arthur vînt combattre contre lui : il mettrait alors en jeu
son manteau contre la barbe d’Arthur, et le vainqueur serait possesseur à la
fois de la barbe et du
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