Les chevaliers de la table ronde
lui-même. Te
dirai-je, Morgane, que le jeune Guyomarch, qui semble si attiré par toi, et
auquel tu n’es pas insensible, est aussi dangereux pour le royaume que cette
Guenièvre que tu décries avec tant de haine ? – Me surveillerais-tu, Merlin ?
demanda Morgane. Tu oublies que mes yeux pénètrent jusqu’au fond de l’âme et
que je ressens ce que ressentent ceux en qui plonge mon regard. » Le
sourire de Morgane devint alors plus ironique que jamais. « Je pourrais en
dire autant à ton propos, Merlin, dit-elle, car je vois clairement en toi l’amour
insensé que t’inspire cette jeune fille que tu as rencontrée au bord d’une fontaine,
dans la forêt de Brocéliande. Et je lis en toi qu’elle causera ta perte, ou
tout au moins ton éloignement définitif de ce monde des apparences dans lequel
nous sommes incarnés, toi et moi, pour l’instant. – Tu dis vrai, répondit
Merlin d’une voix soudain très triste. Mais cela ne sera pas avant que j’aie
terminé la tâche pour laquelle j’ai subi cette incarnation. Tu connaissais déjà
beaucoup de choses par toi-même, Morgane, lorsque j’ai entrepris de te dévoiler
ce qui n’était point encore parvenu jusqu’à ta pensée. Mais il y a une chose
que je n’ai jamais pu t’apprendre, autrement dit une chose que je n’ai jamais
pu faire surgir de toi. – Laquelle ? demanda Morgane. – La compassion »,
répondit simplement Merlin.
Ils se turent l’un et l’autre, mais demeurèrent immobiles
comme s’ils avaient encore des questions à se poser sans avoir le courage de
les exprimer. À la fin, Morgane reprit la parole et dit : « Pour qu’il
y ait compassion, il faut qu’il y ait souffrance, malheur, angoisse. Es-tu donc
malheureux, Merlin, pour introduire ainsi ce mot de compassion dans ton
discours ? » Merlin se mit à rire et dit : « Devine ! »
Morgane eut un geste de colère, puis, se calmant, elle demanda d’un ton où se
manifestait une certaine angoisse : « Trêve de plaisanteries, Merlin,
que faut-il faire ? – Rien, répondit Merlin, ou plutôt tout, tout ce que
tu dois faire et qui est inscrit en toi. Nous ne sommes que deux pions, disons
deux fous, sur un gigantesque échiquier dont nous ne connaissons que les
contours immédiats. Et si, en tant que fous, nous pouvons aller de travers et
sauter certains obstacles, nous sommes quand même manipulés par qui tu sais ! »
Et, sans ajouter un mot, Merlin disparut dans l’ombre.
Restée seule, Morgane, impressionnée par ce que venait de
dire Merlin, hésita quelques instants, puis pénétra dans sa chambre. Elle n’avait
aucune envie de dormir et elle s’assit sur un siège recouvert de fourrure, devant
un rouet. Machinalement, elle se mit à dévider du fil d’or dont elle avait l’intention
de faire une coiffe pour sa sœur, la femme du roi Loth d’Orcanie. Mais elle ne
pouvait s’empêcher de penser au jeune et beau Guyomarch, dont la voix était si
douce qu’elle la faisait frissonner de désirs à peine contenus. À la fin, elle
ne put résister davantage. Elle leva sa main gauche et fit un étrange geste
dans l’air avec ses doigts en murmurant : « Qu’il vienne ! qu’il
vienne jusqu’à moi ! »
Quelques instants plus tard, après avoir frappé discrètement
à la porte, Guyomarch entra dans la chambre. Il salua Morgane très doucement en
la priant de ne pas le renvoyer, car il ne se trouvait pas fatigué et pensait
qu’il aurait beaucoup de plaisir à continuer de parler avec elle. Elle lui
répondit qu’elle acceptait volontiers sa présence et le pria de s’asseoir à
côté d’elle. Comme elle n’avait pas interrompu son travail de dévidage, il se
mit à l’aider de son mieux. Guyomarch était un beau jeune homme gracieux et
bien fait, de nature souriante, et dont la chevelure blonde contrastait avec la
teinte brune de celle de Morgane. De temps à autre, elle le regardait avec
intérêt et sentait grandir son émoi. Quant à lui, elle lui plaisait de plus en
plus, si bien que, sans plus attendre, il la pria d’amour. Elle ne le repoussa
pas, et quand il vit qu’elle souffrirait de bon cœur ce qu’il osait à peine lui
demander, il commença à la prendre dans ses bras et à lui donner des baisers
qui, pour être tendres et doux, n’en étaient pas moins enflammés. Et, s’étant
échauffés de la sorte, comme la nature le veut, ils s’étendirent tous deux sur
une couche grande et belle, et ils se livrèrent au
Weitere Kostenlose Bücher