Les chevaliers de la table ronde
« Je prétends qu’une seule
et même chose pousse les chevaliers et les jeunes gens. On aura beau avoir fait
sa cour, avoir fait de beaux discours et de belles prières, c’est toujours à
cette même chose qu’on en revient ! Croyez-moi : la seule chose qui
pousse les hommes à devenir meilleurs, à devenir braves et à accomplir de beaux
exploits, c’est le con [114] ! Sur ma foi, je
vous le garantis : pour une femme, la plus belle fût-elle, qui aurait
perdu son con, il n’y aurait ni mari, ni amant, ni galant ! Et puisque c’est
pour l’amour du con que sont accomplies tant de belles prouesses, composons
notre lai en l’honneur du con ! »
Les sept autres dames lui dirent qu’elle avait fort bien
parlé et qu’elles se trouvaient parfaitement d’accord avec elle. On entreprit
donc aussitôt la composition du lai : chacune contribua à composer la
musique et les paroles, et lorsqu’il fut achevé, il fut chanté devant toute l’assistance,
à la grande satisfaction de tous. Et l’on déclara que ce lai serait conservé
précieusement par les clercs et qu’on le chanterait partout dans le pays [115] .
Viviane avait écouté avec beaucoup d’amusement le lai qui
venait d’être ainsi chanté. Elle dit à Merlin : « Ne penses-tu pas
que ces femmes ont eu raison ? Je pense que si tu t’intéresses tant à moi,
si tu me révèles tant de secrets à propos de ta magie, si tu m’as construit ce
manoir au fond du lac, c’est pour cette chose bien précise. J’ai l’impression
que si je n’avais pas de con, tu ne serais pas à côté de moi en ce moment ! »
Merlin était profondément irrité. Lui, qui savait qu’il était le fils d’un diable,
il n’était pas loin de penser que femme est plus
rusée que le diable . Mais il se garda bien de répondre à Viviane : au
fond, il était heureux de se trouver avec elle, et il en aurait supporté bien davantage
plutôt que de la perdre.
Quand la fête fut terminée, ils reprirent leur chemin le
long de la mer. Alors qu’ils faisaient halte dans une petite crique bien
abritée, Merlin se leva brusquement et parut très agité. « Qu’as-tu donc ? »
lui demanda Viviane. Merlin marmonna quelques paroles inintelligibles, se mit à
marcher de long en large. À la fin, il dit : « J’ai eu une vision, comme
il m’en arrive parfois. Cela vient d’un seul coup et je ne peux rien contrôler
de ce que je ressens. – Est-ce à notre sujet ? demanda Viviane, assez inquiète,
car elle craignait que son ami ne devinât certaines de ses intentions. – Non, répondit
Merlin, et cela ne concerne même pas le temps présent. Ah, jeune fille, si tu
as quelque affection pour le roi Arthur, fais bien attention à ce que je vais
te dire. Cela se passera quand je ne serai plus là, mais il se tramera un
odieux complot contre lui. Sa sœur Morgane lui dérobera Excalibur, sa belle et
bonne épée, son épée de souveraineté grâce à laquelle il est invincible, et
elle la remplacera par une autre. Et ce sera par jalousie, pour mettre son
frère en difficulté. Et cela sera terrible, car Arthur devra combattre contre
un adversaire redoutable sans même savoir que l’épée lui a été dérobée. Viviane,
souviens-toi de ma vision, car tu seras la seule à pouvoir aider le roi en
cette circonstance ! – Je m’en souviendrai, Merlin, dit Viviane, et je te
donne ma parole que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour aider le roi
Arthur ! »
Merlin parut calmé. Il alla vers son cheval. « Il nous
faut maintenant aller dans les domaines du roi Ban de Bénoïc. – Mais, dit l’un
des écuyers, si nous voulons aller jusqu’à Bénoïc, il nous faut passer par la
Forêt Périlleuse ! – C’est vrai, répondit Merlin, mais c’est le plus court
chemin. » Ils se mirent donc en selle et se dirigèrent vers le pays de
Bénoïc ; et ils chevauchèrent toute la journée sans rencontrer âme qui
vive, dans une région qui paraissait avoir été désertée. Ils passèrent la nuit
à la belle étoile et, le lendemain, après avoir fait route une grande partie de
la matinée, ils entrèrent dans une vaste plaine où ne poussaient en tout et
pour tout que deux ormes d’une taille extraordinaire.
Les deux ormes étaient au milieu du chemin et, entre eux, se
dressait une croix. Tout autour, il y avait bien une centaine de tombes, ou plus
encore, et à côté de la croix, on pouvait voir deux trônes magnifiques, dignes
d’un empereur,
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