Les chevaliers de la table ronde
tant Viviane. « C’est beau ! murmura-t-elle, qu’est-ce
que c’est ? » Merlin se mit à rire et dit : « Fille, voici
ton manoir. Je souhaite que tu en fasses bon usage. »
Viviane ne trouva pas un mot à ajouter. Ils refirent le
chemin en sens inverse, repassèrent le pont et sortirent du lac de la même
façon qu’ils y étaient entrés. Leurs vêtements étaient secs et quand, ayant
atteint la terre ferme, Viviane se retourna, elle ne vit que la surface des
eaux, immobile, qu’aucun souffle de vent ne faisait frémir. Merlin s’amusait
prodigieusement de son ébahissement. Il lui dit : « Ce manoir durera
jusqu’à la fin des temps, mais personne en dehors de toi ne pourra le voir :
il restera toujours caché sous les eaux de ce lac. Et aucun homme, aucune femme
ne pourra y pénétrer à moins que tu ne le conduises, comme je l’ai fait, en
tenant une baguette de sorbier sur laquelle seront gravés les signes que je t’ai
montrés. Quant au galet que tu tenais dans ta main, il signifiait ta prise de
possession du lac. »
Merlin voulut profiter de la joie manifestée par Viviane
pour la prier de nouveau de répondre à son désir amoureux. Mais la jeune fille
lui dit : « Ce n’est certes pas le jour, car je n’aurais de pensées
que pour les belles choses que je viens de contempler, à tel point que je
serais capable de t’oublier. J’aimerais mieux que nous partions à cheval, avec
quelques serviteurs, pour voir ce pays que je connais très mal. Et toi, pendant
ce voyage, tu me raconteras l’histoire des paysages que nous traverserons. »
En soupirant, Merlin lui répondit qu’il se ferait une joie de l’accompagner
ainsi et de lui dévoiler ce qu’il savait des régions où le hasard les mènerait.
Cependant, Merlin savait très bien que le hasard n’existe pas : il était
furieux, mais n’en laissait rien paraître, tant il ressentait un violent amour
pour la jeune et belle Viviane [113] .
Ils partirent bientôt en compagnie de deux écuyers. Quittant
la forêt de Brocéliande, ils se dirigèrent vers le nord, longeant des rivières
et remontant des vallées. Ils parvinrent ainsi à une cité qui avait nom Saint-Pantaléon.
Or, dans cette cité, c’était l’habitude d’organiser un grand rassemblement le
jour de la fête du saint. Et c’est ce jour-là qu’y arrivèrent Viviane et Merlin.
Ils y rencontrèrent les dames et les jeunes filles les plus nobles et les plus
belles qui vivaient en ce temps-là dans le pays. Toutes étaient magnifiquement
vêtues. Toutes avaient mis leurs soins les plus méticuleux à s’habiller et à se
parer. C’était ce jour-là qu’avaient lieu les jugements d’amour et de
galanteries. Des bardes et des chanteurs racontaient les beaux exploits des chevaliers
et les belles histoires d’amour dont ils avaient pu être les témoins, et, à la
fin de la journée, une assemblée de dames jugeait quel était le plus beau chant
entendu durant la journée. On fêtait celui ou celle qui en était l’auteur ;
on répétait le chant et on le faisait connaître partout dans le pays.
Cette fois-là, huit dames s’étaient assises à l’écart et
délibéraient pour porter leur jugement. Elles étaient de grande expérience et
de grand savoir-vivre, pleines de noblesse de cœur, d’une grande délicatesse et
hautement estimées. Elles constituaient vraiment la fine fleur de la Bretagne
armorique.
Après de nombreuses discussions, l’une d’elles parla ainsi :
« Conseillez-moi, mes amies, au sujet d’un fait dont je m’étonne beaucoup.
J’entends bien souvent des chevaliers parler de tournois, de joutes, d’aventures
guerrières et amoureuses, de prières et de supplications adressées à leurs
amies. Cela, c’est très commun. Mais on ne parle aucunement de celui au nom de
qui sont accomplies ces grandes actions dont les chevaliers se vantent. Je pose
donc la question : grâce à qui les chevaliers sont-ils si hardis ? Pour
quelle raison aiment-ils les tournois ? Pourquoi les jeunes gens se
parent-ils ? Pourquoi portent-ils des vêtements neufs ? Pour qui
font-ils don de leurs joyaux et de leurs anneaux ? Pour l’amour de qui
sont-ils nobles et d’un cœur généreux ? Qu’est-ce qui les pousse à éviter
les mauvaises actions ? Dans quel but aiment-ils les étreintes, les
baisers et les mots d’amour ? »
Les autres dames se taisaient, se demandant bien où voulait
en venir leur compagne. Celle-ci reprit :
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