Les chevaliers de la table ronde
et protégés de la pluie par deux arcades d’ivoire. Sur chacun d’eux
était assis un homme qui tenait une harpe et qui en jouait quand il lui
plaisait. En outre, il y avait là bien d’autres instruments, à croire que ces
deux hommes n’avaient nulle autre occupation.
Merlin dit à ses compagnons : « Savez-vous ce que
font ces hommes ? Je vais vous le dire, mais préparez-vous à entendre la
chose la plus fantastique que vous ayez jamais entendue. Apprenez que le son de
ces harpes a un tel pouvoir que personne, sauf ces deux hommes que vous voyez, ne
peut l’entendre sans être sous le coup d’un sortilège. Ceux qui en sont les
victimes perdent l’usage de leurs membres, ils s’écroulent sur le sol et y
restent dans cet état aussi longtemps qu’il plaît aux harpistes. Cet
enchantement a déjà causé bien des drames. En effet, quand un quelconque
voyageur passe ici en compagnie de son amie ou de sa femme, si cette femme est
belle, les enchanteurs couchent avec elle devant son compagnon, puis ils le
tuent, quel qu’il soit, afin de s’assurer de son silence. Voici bien longtemps
qu’ils se conduisent de cette façon. Ils ont tué de nombreux hommes de bien et
déshonoré autant de belles et vertueuses jeunes filles. Mais si j’ai jamais eu quelque
connaissance de magie, plus personne, à partir de maintenant, ne sera victime
de leur cruauté. »
Il se boucha les oreilles de son mieux pour ne pas entendre
le son des harpes, faisant comme ce serpent qui vit en Égypte, l’aspic, qui
bouche une de ses oreilles avec sa queue et enterre l’autre pour ne pas
entendre les conjurations de l’enchanteur. Il s’approcha ainsi des deux
harpistes, car il redoutait leurs sortilèges, mais il réussit à ne rien entendre
des sons maudits. Il n’en fut pas de même pour ses compagnons : aucun d’eux
ne put rester en selle ; ils tombèrent sur le sol comme morts et demeurèrent
évanouis.
Lorsque Merlin vit son amie dans un tel état, il en fut profondément
irrité. « Ah, Viviane ! s’écria-t-il, je vais si bien te venger qu’il
en sera parlé bien longtemps ! Grâce à toi, tous ceux qui passeront
désormais par ici y gagneront d’être complètement guéris s’ils ont été victimes
de quelque enchantement, dès qu’ils toucheront l’un de ces deux arbres ! »
Merlin fit alors les conjurations qui s’imposaient et s’approcha rapidement des
enchanteurs. Ceux-ci se trouvaient déjà dans un tel état lorsqu’il arriva
auprès d’eux qu’ils avaient perdu la conscience et la mémoire, ainsi que l’usage
de leurs membres. Un enfant, s’il en avait eu la force, aurait pu les tuer sans
qu’ils réagissent, et ils ne pouvaient rien faire d’autre que rester assis à
regarder Merlin. Quant à leurs harpes, elles étaient déjà tombées à terre.
« Créatures maudites et infâmes ! s’écria Merlin
en les voyant ainsi réduits à l’impuissance, voilà longtemps qu’on aurait dû
vous traiter ainsi [116] . Cela aurait été pure
charité, car vous avez causé trop de souffrances et commis trop de crimes
depuis que vous êtes arrivés ici ! Mais ce jour verra la fin de vos
iniquités et de vos perfidies ! » Il revint alors vers la jeune fille
et ses compagnons et, grâce à ses enchantements, il les réveilla et leur redonna
force et vigueur.
« Qu’avez-vous ressenti ? » leur demanda-t-il.
L’un des écuyers répondit : « Seigneur, nous avons enduré les pires
souffrances, les pires angoisses qu’on puisse imaginer. Nous avons vu en effet
distinctement les princes et les serviteurs de l’Enfer qui nous ont ligotés si
étroitement que nous ne pouvions rien faire et pensions mourir, corps et âmes !
– Reprenez courage à présent, reprit Merlin. Quand ces deux-là me seront passés
par les mains, ils ne pourront plus tourmenter les chrétiens. »
Il leur demanda de creuser une fosse à côté de chaque arbre.
Il prit ensuite les enchanteurs, toujours assis sur leurs trônes, et il les
déposa l’un après l’autre dans chacune des fosses. Cela fait, il alluma
rapidement une grande quantité de soufre et l’y jeta. Les enchanteurs moururent
presque aussitôt, asphyxiés tout à la fois par la chaleur de la flamme et la
puanteur qui s’en dégageait. « Que pensez-vous de cette vengeance ? demanda-t-il
à ses compagnons. Est-elle juste par rapport à leurs crimes ? – Certainement,
répondirent-ils, et tous ceux qui en entendront parler ne
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