Les chevaliers du royaume
voici…
Morgennes se tourna vers celui qui venait d’entrer. Et manqua s’évanouir : Guillaume de Tyr était là, vivant, devant lui.
21.
« Notre fin était proche, nos jours accomplis ; oui notre fin était arrivée. »
(Lamentations, IV, 18.)
— Je vous croyais mort ! s’exclama Morgennes en mettant un genou en terre pour baiser la main du vieil archevêque.
— Ma foi, dit Guillaume en souriant, j’ai quelques douleurs aux articulations, mais je suis bien en vie…
Quelques instants plus tard, Guillaume les invitait à partager son souper.
— Nous dînons tard, ici, dit Guillaume pendant qu’on allait chercher Cassiopée et Taqi. Il y a tant à faire et les journées sont si courtes…
Le vieil homme n’avait pas pris une ride, ni perdu un seul de ses nombreux et longs cheveux blancs. Sa jovialité ne s’était en rien ternie depuis que Morgennes l’avait quitté, six ou sept ans auparavant, quand il était parti à la recherche des larmes d’Allah pour soigner Baudouin IV.
— Quelle joie ! dit Morgennes. À Jérusalem, tous vous disaient mort.
— Je suppose, répondit Guillaume, que la plupart s’en réjouissaient.
— Ceux du parti du roi Guy de Lusignan, de Gérard de Ridefort et d’Héraclius, oui. Certainement. Les autres vous pleurent encore. Ce sont les plus nombreux.
— Malheureusement pas les plus forts, dit Guillaume en souriant tristement.
Il prit la main de Morgennes et la serra affectueusement, la palpant, la regardant avec un très grand intérêt.
— Vous avez donc réussi, constata-t-il. Je l’avais dit à Baudouin : « Morgennes ne peut pas échouer. Il est le meilleur, le plus fort d’entre tous. » Je repense souvent au regard du petit roi quand il me demandait de vos nouvelles, alors que ses forces diminuaient : un regard dont la vie se vidait, à la fois doux et résigné. Chaque jour, puis chaque heure, vers la fin, Baudouin m’interrogeait : « Morgennes est-il rentré ? » Je dois vous avouer qu’à un moment j’ai cru que vous aviez abandonné, vaincu, et que vous aviez fui, ou que vous étiez mort. Baudouin me rassurait alors : « Ne vous inquiétez pas, il va revenir… Vous l’avez dit vous-même : “Il ne peut pas échouer.” » À ce moment-là, je me suis demandé si je n’allais pas…
La voix du vieil homme se perdit dans un murmure incompréhensible, une phrase qu’il regretta presque aussitôt d’avoir prononcée.
— Si vous n’alliez pas quoi ? insista Morgennes.
Guillaume releva la tête, et riva son regard sur celui de Morgennes, lui disant – gravement :
— Faire comme ce Massada, qui – je le sais maintenant – s’en venait chercher ici un remède stabilisant sa maladie. Mais à quel prix !
— Comment ça, à quel prix ? N’aviez-vous pas accès à la cassette du royaume ? Ce remède était-il si cher ?
— L’or n’était pas tout, précisa Guillaume en regardant Yahyah. Il fallait aussi apporter un enfant, dont les chairs broyées, mélangées à une thériaque, assuraient au malade quelques semaines, quelques mois tout au plus, de répit. Ni Baudouin ni moi n’étions prêts à payer ce prix-là.
— Ah ! fit Morgennes. C’est donc ainsi que Massada a survécu…
— Oui. Les Moniales les plus âgées savent des secrets qui sont parmi les mieux gardés du monde. Elles savent… Mais nous parlerons d’elles un peu plus tard. Allons rejoindre vos amis.
Ils s’en allèrent chez Guillaume, qui habitait une petite grotte non loin du sommet de l’oasis. Sur sa terrasse, un palmier courba la tête pour les accueillir, ses rameaux alourdis par de lourdes grappes de dattes blanches, qui pendaient tels des paquets d’œufs.
Guillaume leur fit servir un repas à la mode des Moniales. On les invita à se coucher sur un divan, puis on apporta devant eux, sur une table basse, un plateau contenant de la viande de gazelle, dont les cornes décoraient le plat, servie avec du riz du royaume du prêtre Jean. Ils mangèrent à la lueur des étoiles, avec leurs doigts, puis se lavèrent les mains dans des bassines d’eau de rose avant d’attaquer le mets suivant : une purée de dattes blanches accompagnée de fromage frais. Les singes raffolaient de ce plat, et bien souvent, seuls ou à plusieurs, ils venaient en réclamer aux convives, les tirant par la manche ou par le bas des braies.
— Quel malheur que nous ayons été trahis, dit Morgennes à Guillaume. Moi par Massada,
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