Les compagnons de la branche rouge
notre retour à Émain Macha. Là, Morann tranchera notre différend, puisque
chacun reconnaît l’équité parfaite de ses jugements. »
Ils aperçurent alors deux poulains magnifiques et robustes
qui gambadaient non loin de l’endroit où eux-mêmes venaient de passer la nuit, et,
comme on ne voyait pas de jument aux alentours, Conor ordonna qu’on les emmenât
sur un char [63] .
Là-dessus, les Ulates attelèrent et leur troupe s’ébranla bientôt en direction
d’Émain Macha.
Or, à leur arrivée, quelle ne fut pas leur surprise d’y
trouver Dechtiré, ainsi que les cinquante jeunes filles qui s’étaient enfuies
avec elle ! Mais on eut beau leur demander où elles étaient allées et ce
qu’elles avaient fait pendant ces longs mois, aucune ne voulut répondre, et
toutes reprirent leur vie habituelle dans la forteresse comme si de rien n’était,
sans que personne osât plus jamais leur poser la moindre question.
Il fallait cependant décider du sort de l’enfant que Conor
avait trouvé posé sur sa poitrine en se réveillant. On exposa le cas à Morann. Après
avoir longuement médité, celui-ci dit :
« C’est Finnchoem qui doit le nourrir. Je le confie
également au roi Conor, en tant que frère de la nourrice. Mais Sencha se
chargera de lui enseigner la parole et l’éloquence, et Blai Bliuga lui fournira
sa nourriture. Il sera également porté sur les genoux de Fergus. Conall Cernach
sera son frère de lait et Amorgen son tuteur, puisqu’il est le mari de Finnchoem. »
Et il fut ainsi. L’enfant Sétanta fut emmené par Finnchoem
et Amorgen dans leur maison, au milieu de la plaine de Murthemné [64] .
Quelques jours plus tard, les Ulates se trouvaient réunis
pour boire chez Fédelmid, fils de Dall et conteur de Conor. La femme de
Fédelmid se trouvait parmi eux, car elle servait la compagnie. Les cornes et
les coupes circulaient à la ronde et la gaieté de l’ivresse avait rendu tous
les convives fort bruyants lorsque, l’heure étant venue de dormir, la femme
quitta la salle et s’en fut vers sa chambre. Or, elle était enceinte et, comme
elle traversait la maison, l’enfant qu’elle portait en son sein cria si fort qu’on
l’entendit jusque dans la cour et qu’en entendant ce cri, tout le monde s’entassa
pêle-mêle et tête contre tête, fort curieux de savoir ce qui se passait.
« Ne bougez plus ! leur dit le druide Sencha. Que
revienne la femme de notre hôte pour nous expliquer l’origine de ce cri ! »
Fédelmid la ramena donc parmi les guerriers ulates et, tout
en marchant à côté d’elle, il s’ébahissait : « Quel bruit violent
comme une tempête a retenti dans ton sein mugissant, ô femme aux flancs enflés ?
Que signifie le cri qui a frappé les oreilles de tous et nous a causé une si
grande frayeur ? Je dois te l’avouer, mon cœur en est cruellement blessé ! »
La femme ne savait que dire, et elle pleurait. Sencha l’examina
avec attention, puis il la mena auprès du druide Cavad, comme au détenteur de
la plus grande science en fait de prédiction.
« Ô Cavad, lui dit-il, nous savons tous que tu es le
meilleur d’entre nous pour comprendre les mystères de ce monde. Je t’en prie, fais
agir tes charmes druidiques et annonce-nous l’avenir, car cette femme ignore ce
que contient son sein et ne comprend pas ce qui a crié dans son ventre. »
Cavad se pencha vers la femme et demeura un instant
silencieux. Puis il se releva et se mit à chanter :
Dans le creux de ton sein a crié
une femme aux boucles blondes,
aux superbes yeux gris-bleu.
Ses joues sont comme la digitale pourpre,
et le trésor de ses dents
est une neige de l’hiver.
Ses lèvres sont d’écarlate étincelante,
hélas ! couleur de sang sur la neige,
femme pour qui il y aura bien des meurtres
parmi les grands guerriers d’Ulster.
Dans le creux de ton sein a crié
une femme à la belle et longue chevelure.
Ses lèvres seront écarlates
comme du sang sur la neige
autour de ses dents de perles,
et de grandes reines seront jalouses
de sa beauté sans défaut…
Puis il posa la main sur le ventre de la femme de Fédelmid, et
il sentit l’enfant s’agiter sous sa main.
« En vérité, dit-il, c’est une fille qui est là, et son
nom sera Déirdré. Grand mal et grandes souffrances nous viendront d’elle. »
La fille naquit le lendemain matin. Après l’avoir longuement
contemplée, Cavad se mit à chanter cet autre
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