Les Confessions
plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien, qu'en
moins de deux mois je me détruisis totalement l'estomac, que
j'avais eu très bon jusqu'alors. Ne digérant plus, je compris qu'il
ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce même temps il m'arriva
un accident aussi singulier par lui-même que par ses suites, qui ne
finiront qu'avec moi.
Un matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en
dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon
corps une révolution subite et presque inconcevable. Je ne saurais
mieux la comparer qu'à une espèce de tempête qui s'éleva dans mon
sang et gagna dans l'instant tous mes membres. Mes artères se
mirent à battre d'une si grande force, que non seulement je sentais
leur battement, mais que je l'entendais même, et surtout celui des
carotides. Un grand bruit d'oreilles se joignit à cela, et ce bruit
était triple ou plutôt quadruple, savoir: un bourdonnement grave et
sourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante, un
sifflement très aigu, et le battement que je viens de dire, et dont
je pouvais aisément compter les coups sans me tâter le pouls ni
toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne était si grand,
qu'il m'ôta la finesse d'ouïe que j'avais auparavant, et me rendit
non tout à fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis
ce temps-là.
On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus mort;
je me mis au lit: le médecin fut appelé; je lui contai mon cas en
frémissant, et le jugeant sans remède. Je crois qu'il en pensa de
même; mais il fit son métier. Il m'enfila de longs raisonnements où
je ne compris rien du tout; puis, en conséquence de sa sublime
théorie, il commença in anima vili la cure expérimentale qu'il lui
plut de tenter. Elle était si pénible, si dégoûtante et opérait si
peu, que je m'en lassai bientôt; et au bout de quelques semaines,
voyant que je n'étais ni mieux ni pis, je quittai le lit et repris
ma vie ordinaire avec mon battement d'artères et mes
bourdonnements, qui depuis ce temps-là, c'est-à-dire depuis trente
ans, ne m'ont pas quitté une minute.
J'avais été jusqu'alors grand dormeur. La totale privation du
sommeil qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a
constamment accompagnés jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il me
restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour
un temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie, je
résolus de tirer du peu qu'il m'en restait tout le parti qu'il
m'était possible; et cela se pouvait par une singulière faveur de
la nature, qui, dans un état si funeste, m'exemptait des douleurs
qu'il semblait devoir m'attirer. J'étais importuné de ce bruit,
mais je n'en souffrais pas: il n'était accompagné d'aucune autre
incommodité habituelle que de l'insomnie durant les nuits, et en
tout temps d'une courte haleine qui n'allait pas jusqu'à l'asthme,
et ne se faisait sentir que quand je voulais courir ou agir un peu
fortement.
Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes
passions; et j'en bénis le ciel chaque jour, par l'heureux effet
qu'il produisit sur mon âme. Je puis bien dire que je ne commençai
de vivre que quand je me regardai comme un homme mort. Donnant leur
véritable prix aux choses que j'allais quitter, je commençai de
m'occuper de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux que
j'aurais bientôt à remplir et que j'avais fort négligés
jusqu'alors. J'avais souvent travesti la religion à ma mode, mais
je n'avais jamais été tout à fait sans religion. Il m'en coûta
moins de revenir à ce sujet, si triste pour tant de gens, mais si
doux pour qui s'en fait un objet de consolation et d'espoir. Maman
me fut, en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les
théologiens ne me l'auraient été.
Elle, qui mettait toute chose en système, n'avait pas manqué d'y
mettre aussi la religion; et ce système était composé d'idées très
disparates, les unes très saines, les autres très folles, de
sentiments relatifs à son caractère et de préjugés venus de son
éducation. En général, les croyants font Dieu comme ils sont
eux-mêmes; les bons le font bon, les méchants le font méchant; les
dévots, haineux et bilieux, ne voient que l'enfer, parce qu'ils
voudraient damner tout le monde; les âmes aimantes et douces n'y
croient guère; et l'un des étonnements dont je ne reviens point est
de voir le bon Fénelon en parler dans son Télémaque, comme s'il
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