Les Confessions
1754.
Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première expérience
qui, jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'avais alors, ait
porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j'étais
né, et auquel je m'étais toujours livré sans réserve et sans
inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois qui nous menait,
avec les mêmes chevaux, à très petites journées. Je descendais et
marchais souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre
route, que Thérèse marqua la plus grande répugnance à rester seule
dans la voiture avec Gauffecourt, et que quand, malgré ses prières,
je voulais descendre, elle descendait et marchait aussi. Je la
grondai longtemps de ce caprice, et même je m'y opposai tout à
fait, jusqu'à ce qu'elle se vît forcée enfin à m'en déclarer la
cause. Je crus rêver, je tombai des nues, quand j'appris que mon
ami M. de Gauffecourt, âgé de plus de soixante ans, podagre,
impotent, usé de plaisirs et de jouissances, travaillait depuis
notre départ à corrompre une personne qui n'était plus ni belle ni
jeune, qui appartenait à son ami; et cela par les moyens les plus
bas, les plus honteux, jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à
tenter de l'émouvoir par la lecture d'un livre abominable, et par
la vue des figures infâmes dont il était plein. Thérèse, indignée,
lui lança une fois son vilain livre par la portière; et j'appris
que, le premier jour, une violente migraine m'ayant fait aller
coucher sans souper, il avait employé tout le temps de ce
tête-à-tête à des tentatives et des manœuvres plus dignes d'un
satyre et d'un bouc que d'un honnête homme auquel j'avais confié ma
compagne et moi-même. Quelle surprise! quel serrement de cœur tout
nouveau pour moi! Moi qui jusqu'alors avais cru l'amitié
inséparable de tous les sentiments aimables et nobles qui font tout
son charme, pour la première fois de ma vie je me vois forcé de
l'allier au dédain, et d'ôter ma confiance et mon estime à un homme
que j'aime et dont je me crois aimé! Le malheureux me cachait sa
turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui
cacher mon mépris, et de recéler au fond de mon cœur des sentiments
qu'il ne devait pas connaître. Douce et sainte illusion de
l'amitié! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes yeux. Que de
mains cruelles l'ont empêché depuis lors de retomber!
A Lyon je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la
Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman
sans la revoir. Je la revis… Dans quel état, mon Dieu! Quel
avilissement! Que lui restait-il de sa vertu première? Était-ce la
même madame de Warens, jadis si brillante, à qui le curé Pontverre
m'avait adressé? Que mon cœur fut navré! Je ne vis plus pour elle
d'autres ressources que de se dépayser. Je lui réitérai vivement et
vainement les instances que je lui avais faites plusieurs fois dans
mes lettres, de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais
consacrer mes jours et ceux de Thérèse à rendre les siens heureux.
Attachée à sa pension, dont cependant, quoique exactement payée,
elle ne tirait plus rien depuis longtemps, elle ne m'écouta pas. Je
lui fis encore quelque légère part de ma bourse, bien moins que je
n'aurais dû, bien moins que je n'aurais fait, si je n'eusse été
parfaitement sûr qu'elle n'en profiterait pas d'un sou. Durant mon
séjour à Genève elle fit un voyage en Chablais, et vint me voir à
Grange-Canal. Elle manquait d'argent pour achever son voyage; je
n'avais pas sur moi ce qu'il fallait pour cela; je le lui envoyai
une heure après par Thérèse. Pauvre maman! Que je dise encore ce
trait de son cœur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu'une
petite bague; elle l'ôta de son doigt pour la mettre à celui de
Thérèse, qui la remit à l'instant au sien, en baisant cette noble
main qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah! c'était alors le moment
d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre,
m'attacher à elle jusqu'à sa dernière heure, et partager son sort,
quel qu'il fût. Je n'en fis rien. Distrait par un autre
attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d'espoir
de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis
pas. De tous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus
vif et le plus permanent. Je méritai par là les châtiments
terribles qui depuis lors n'ont cessé de m'accabler; puissent-ils
avoir expié mon ingratitude!
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