Les Confessions
Héloïse.
Les principales liaisons que je fis à Genève, outre les Deluc,
dont j'ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que j'avais déjà
connu à Paris, et dont j'augurais mieux qu'il n'a valu dans la
suite; M. Perdriau, alors pasteur de campagne, aujourd'hui
professeur de belles-lettres, dont la société pleine de douceur et
d'aménité me sera toujours regrettable, quoiqu'il ait cru du bel
air de se détacher de moi; M. Jalabert, alors professeur de
physique, depuis conseiller et syndic, auquel je lus mon Discours
sur l'Inégalité, mais non pas la dédicace, et qui en parut
transporté; le professeur Lullin, avec lequel, jusqu'à sa mort, je
suis resté en correspondance, et qui m'avait même chargé
d'emplettes de livres pour la Bibliothèque; le professeur Vernet,
qui me tourna le dos, comme tout le monde, après que je lui eus
donné des preuves d'attachement et de confiance qui l'auraient dû
toucher, si un théologien pouvait être touché de quelque chose;
Chappuis, commis et successeur de Gauffecourt, qu'il voulut
supplanter, et qui bientôt fut supplanté lui-même; Marcet de
Mézières, ancien ami de mon père, et qui s'était montré le mien;
mais qui, après avoir jadis bien mérité de la patrie, s'étant fait
auteur dramatique et prétendant aux deux-cents, changea de maximes
et devint ridicule avant sa mort. Mais celui de tous dont
j'attendis davantage fut Moultou, jeune homme de la plus grande
espérance par ses talents, par son esprit plein de feu, que j'ai
toujours aimé, quoique sa conduite à mon égard ait été souvent
équivoque, et qu'il ait des liaisons avec mes plus cruels ennemis,
mais qu'avec tout cela je ne puis m'empêcher de regarder encore
comme appelé à être un jour le défenseur de ma mémoire, et le
vengeur de son ami.
Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni
l'habitude de mes promenades solitaires, et j'en faisais souvent
d'assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tête,
accoutumée au travail, ne demeurait pas oisive. Je digérais le plan
déjà formé de mes Institutions politiques, dont j'aurai bientôt à
parler; je méditais une Histoire du Valais, un plan de tragédie en
prose, dont le sujet, qui n'était pas moins que Lucrèce, ne m'ôtait
pas l'espoir d'atterrer les rieurs, quoique j'osasse laisser
paraître encore cette infortunée, quand elle ne le peut plus, sur
aucun théâtre français. Je m'essayais en même temps sur Tacite, et
je traduisis le premier livre de son Histoire, qu'on trouvera parmi
mes papiers.
Après quatre mois de séjour à Genève, je retournai au mois
d'octobre à Paris, et j'évitai de passer par Lyon, pour ne pas me
retrouver en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes
arrangements de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je
repris pendant l'hiver mes habitudes et mes occupations, dont la
principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur
l'Inégalité, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire
Rey, dont je venais de faire la connaissance à Genève. Comme cet
ouvrage était dédié à la république, et que cette dédicace pouvait
ne pas plaire au conseil, je voulais attendre l'effet qu'elle
ferait à Genève, avant que d'y retourner. Cet effet ne me fut pas
favorable; et cette dédicace, que le plus pur patriotisme m'avait
dictée, ne fit que m'attirer des ennemis dans le conseil, et des
jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic,
m'écrivit une lettre honnête, mais froide, qu'on trouvera dans mes
recueils, liasse A, no 3. Je reçus des particuliers, entre autres
de Deluc et de Jalabert, quelques compliments; et ce fut là tout:
je ne vis point qu'aucun Genevois me sût un vrai gré du zèle de
cœur qu'on sentait dans cet ouvrage. Cette indifférence scandalisa
tous ceux qui la remarquèrent. Je me souviens que, dînant un jour à
Clichy chez madame Dupin, avec Crommelin, résident de la
république, et avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que
le conseil me devait un présent et des honneurs publics pour cet
ouvrage, et qu'il se déshonorait s'il y manquait. Crommelin, qui
était un petit homme noir et bassement méchant, n'osa rien répondre
en ma présence, mais il fit une grimace effroyable qui fit sourire
madame Dupin. Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre
celui d'avoir satisfait mon cœur, fut le titre de citoyen, qui me
fut donné par mes amis, puis par le public à leur exemple, et que
j'ai perdu dans la
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