Les Confessions
et il
avait tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus
propres à s'attirer le malheur qu'il craignait.
Tel fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer de
repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle
que mon cœur regrettait sans cesse; mais au lieu d'elle je ne vis
que son mari et le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu, me fit,
avec l'aune de la boutique, un geste plus expressif qu'attirant. Me
voyant si bien guetté, je perdis courage, et n'y passai plus. Je
voulus aller voir au moins le patron qu'elle m'avait ménagé.
Malheureusement je ne savais pas son nom. Je rôdai plusieurs fois
inutilement autour du couvent pour tâcher de le rencontrer. Enfin
d'autres événements m'ôtèrent les charmants souvenirs de madame
Basile, et dans peu je l'oubliai si bien, qu'aussi simple et aussi
novice qu'auparavant, je ne restai pas même affriandé de jolies
femmes.
Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon petit
équipage, très modestement toutefois, et avec la précaution d'une
femme prudente qui regardait plus à la propreté qu'à la parure, et
qui voulait m'empêcher de souffrir, et non pas me faire briller.
Mon habit, que j'avais apporté de Genève, était bon et portable
encore; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque linge. Je
n'avais point de manchettes; elle ne voulut point m'en donner,
quoique j'en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en
état de me tenir propre, et c'est un soin qu'il ne fallut pas me
recommander tant que je parus devant elle.
Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme j'ai
dit, m'avait pris en amitié, me dit qu'elle m'avait peut-être
trouvé une place, et qu'une dame de condition voulait me voir. A ce
mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures: car j'en
revenais toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que
je me l'étais figurée. Je fus chez cette dame avec le domestique
qui lui avait parlé de moi. Elle m'interrogea, m'examina: je ne lui
déplus pas; et tout de suite j'entrai à son service, non pas tout à
fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu
de la couleur de ses gens; la seule distinction fut qu'ils
portaient l'aiguillette, et qu'on ne me la donna pas: comme il n'y
avait point de galons à sa livrée, cela faisait à peu près un habit
bourgeois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes
mes grandes espérances.
Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j'entrai, était veuve
et sans enfants: son mari était piémontais; pour elle, je l'ai
toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une Piémontaise
parlât si bien français et eût un accent si pur. Elle était entre
deux âges, d'une figure fort noble, d'un esprit orné, aimant la
littérature française, et s'y connaissant. Elle écrivait beaucoup,
et toujours en français. Ses lettres avaient le tour et presque la
grâce de celles de madame de Sévigné; on aurait pu s'y tromper à
quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisait pas,
était de les écrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la
faisait beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d'écrire
elle-même.
Madame de Vercellis avait non seulement beaucoup d'esprit, mais
une âme élevée et forte. J'ai suivi sa dernière maladie; je l'ai
vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de faiblesse,
sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de
son rôle de femme, et sans se douter qu'il y eût à cela de la
philosophie: mot qui n'était pas encore à la mode, et qu'elle ne
connaissait même pas dans le sens qu'il porte aujourd'hui. Cette
force de caractère allait quelquefois jusqu'à la sécheresse. Elle
m'a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour
elle-même; et quand elle faisait du bien aux malheureux, c'était
pour faire ce qui était bien en soi, plutôt que par une véritable
commisération. J'ai un peu éprouvé cette insensibilité pendant les
trois mois que j'ai passés auprès d'elle. Il était naturel qu'elle
prît en affection un jeune homme de quelque espérance, qu'elle
avait incessamment sous les yeux, et qu'elle songeât, se sentant
mourir, qu'après elle il aurait besoin de secours et d'appui:
cependant, soit qu'elle ne me jugeât pas digne d'une attention
particulière, soit que les gens qui l'obsédaient ne lui aient
permis de songer qu'à eux, elle ne fit rien pour moi.
Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle
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