Les Conjurés De Pierre
l’automne avait déraciné.
Une odeur d’humidité montait de l’herbe ; au loin, par endroits, des lambeaux de brume s’élevaient, noyant dans ses voiles une sorte de forteresse, un bastion entouré de fortifications avec en guise de donjon un clocher. La bâtisse ressemblait à ces couvents fortifiés situés à l’écart des villes qu’elle avait fréquemment vus dans le Württemberg.
Afra imaginait désormais assez bien de disparaître dans l’anonymat d’un couvent en attendant que l’eau soit passée sous les ponts.
Qu’aurait-elle eu à y perdre ? Elle n’envisageait absolument plus de se rapprocher d’Ulrich. Il y avait trop d’incertitudes concernant son passé et si peu de clarté dans ses intentions pour en être rassurée.
Elle s’était donnée, livrée aveuglément à lui, et il s’était servi d’elle. Elle en était sûre et certaine.
Après s’être reposée un instant, Afra, intriguée par ces bâtiments fortifiés, poursuivit sa marche. Au fur et à mesure qu’elle approchait, le bastion prenait une allure de plus en plus singulière.
Il semblait totalement désert. Elle ne rencontra personne en chemin, personne aux abords de la porte d’entrée. Les fenêtres au-dessus des remparts ceinturant l’ensemble étaient fermées.
Aucun bruit ne parvenait à l’extérieur.
Elle eut l’impression que le grand porche en bois n’avait pas été ouvert depuis des semaines. Juste à côté de l’entrée principale, il y avait une petite porte qu’elle franchit en se baissant.
Elle se retrouva dans une pièce assez basse de plafond où elle découvrit une autre porte et, sur la droite, une petite fenêtre elle-même fermée avec une chaîne permettant d’actionner une cloche.
Afra tira sur la chaîne qui fit retentir la cloche quelque part à l’intérieur des bâtiments. Elle attendit, indécise, sans savoir ce qui allait se passer.
Peu de temps après, elle entendit comme une porte claquer. La petite fenêtre s’ouvrit. à quoi devait-elle s’attendre ? Allait-elle voir surgir un frère barbu ou une vieille nonne squelettique ou un lansquenet armé ? Aucun des trois ne lui eut fait plus peur que ce qu’elle vit derrière la fenêtre entrouverte : un homoncule, la caricature d’un homme, un hydrocéphale au crâne chauve avec un œil sur le front, l’autre sur la joue et un nez se réduisant à un bourrelet de cartilages. En revanche, la bouche avec ses lèvres charnues avait quelque chose d’humain.
L’homoncule arborait un sourire contraint.
— Vous avez dû vous tromper d’adresse, grommela l’homoncule d’une voix grave. Il se pencha par la fenêtre pour voir s’il y avait quelqu’un d’autre avec elle.
Afra, effrayée, fit un pas en arrière.
— Où suis-je ? balbutia-t-elle en regardant la grosse bosse de l’homoncule.
Courbé sur l’appui de fenêtre, l’homoncule dévisagea Afra de la tête aux pieds. Il fit une grimace comme s’il souffrait rien qu’en la voyant.
— Vous êtes à Saint-Trinitatis, répondit-il d’une voix rauque en se contraignant de nouveau à sourire.
— Au couvent de la Sainte-Trinité !
— Si vous préférez l’appeler comme cela.
Le bossu essuya son nez qui coulait dans la manche de sa grosse bure.
— D’autres parlent de la maison des fous. Mais ils n’ont pas votre distinction.
Afra se souvint subitement que Jakob Luscinius, le bibliothécaire manchot, lui avait déjà parlé de cet asile de fous. Mon Dieu ! Elle s’apprêtait à repartir en silence lorsque le pauvre homme lui dit :
— f emme, qui cherchez-vous ? Sachez que rares sont ceux qui se hasardent seuls jusqu’ici. Qui aurait envie de se rendre dans une maison de fous !
À chacun de ses mots, une crécelle en bois suspendue à son cou s’agitait en faisant du bruit.
— Ici, tout le monde porte cette chose, lui expliqua le portier qui avait remarqué son regard intrigué. Comme ça, les gardiens repèrent même ceux qui s’approchent discrètement par-derrière. Beaucoup de nos pensionnaires se meuvent aussi discrètement que des anges. On entend à peine leurs pas.
Il eut un petit rire saccadé en rejetant l’air par son nez atrophié.
— Femme, qui venez-vous voir ?
Une idée traversa subitement la tête d’Afra :
— Le bibliothécaire du couvent des dominicains vit bien ici ?
— Ah, le génie ! Bien sûr qu’il vit ici. Enfin s’il ne plane pas quelque part dans les nuages.
— Dans les
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