Les Conjurés De Pierre
dans sa tête si bien qu’à l’aube, rêve et réalité se confondaient.
Au matin, elle avala un morceau de pain sec et but une tasse de lait froid. Elle n’avait rien mangé depuis le dîner chez l’évêque. Poussée par une étrange inquiétude, elle se rendit à la cathédrale. Une pluie fine tombait sur la ville et un vent désagréable soufflait dans les ruelles où régnait un silence oppressant.
Les chiens ou les cochons vagabondant d’ordinaire à toute heure de la nuit et du jour avaient disparu.
Lorsqu’elle arriva devant la cathédrale, la place était déserte et morte. Là où la veille au soir des milliers de gens hystériques déambulaient, il n’y avait plus âme qui vive. Elle passait devant le porche pour aller jusqu’au bureau du chantier lorsque, soudain, elle vit du coin de l’œil une silhouette assise.
— Maître Werinher ! s’écria Afra troublée.
Werinher regardait fixement au loin la place. Alors qu’il ne pouvait normalement pas la manquer, il semblait ne pas l’avoir vue. Lorsqu’elle s’approcha de lui, il ne broncha pas.
— Maître Werinher ! dit-elle à nouveau. n ’ayez aucune crainte, je ne répéterai à personne ce que vous m’avez confié. Maître Werinher !
Afra posa la main sur l’épaule de l’infirme, elle crut sentir un imperceptible tressaillement.
Le corps inerte du paralysé sembla se raidir mais ce n’était qu’une fausse impression.
L’instant d’après, il bascula vers l’avant. Afra fit un bond sur le côté avant de voir Werinher Bott piquer du nez sur le pavé tout d’un bloc comme une statue.
— Maître… s’écria Afra à mi-voix.
Durant quelques secondes interminables, elle regarda les yeux écarquillés le pauvre homme gisant par terre, les bras et les jambes recroquevillés.
Son corps était tourné sur le côté. Il avait la bouche et les yeux ouverts. Maître Werinher était mort.
Elle s’agenouilla pour examiner son visage de plus près. Elle vit alors dans sa bouche, coincée entre la joue et la langue, un petit tube de verre brisé, une minuscule capsule.
Afra se souvint aussitôt de cette capsule dont Werinher lui avait parlé. Mais à l’instant même, elle comprit que Werinher n’avait pu la glisser lui-même dans sa bouche puisque ses bras étaient paralysés. Afra eut envie de s’enfuir, de partir loin, n’importe où, là où elle ne connaîtrait personne, là où elle n’aurait plus de relations compromettantes avec des individus impliqués dans des affaires sordides. Mais quelque chose la retenait. Elle sentit ses yeux s’embuer et, pénétrée de son impuissance, elle pleura à chaudes larmes.
À travers le rideau de larmes, le cadavre étrangement recroquevillé se déformait bizarrement et prenait une allure grotesque. Puis elle leva des yeux éplorés vers le ciel. Ulrich se tenait devant elle.
Cela devait faire un bon moment qu’il l’observait. La mort de Werinher ne semblait ni l’affecter ni l’émouvoir. Il attendait là, intrigué mais indifférent, les mains croisées dans le dos.
— Regarde ! fit Afra en pointant son doigt sur la capsule brisée dans la bouche entrouverte de Werinher Bott. Il m’avait dit qu’il l’avait toujours sur lui. Mais il n’a pas pu se donner la mort tout seul.
Le visage d’Ulrich s’assombrit.
— Quels rapports entretenais-tu avec cet homme pour qu’il te fasse ce genre de confidences ?
Afra, le regard toujours tourné vers le mort, ne répondit pas.
Après un bref instant de silence, Ulrich, changeant de sujet, lui demanda subitement :
— Où est le parchemin ?
Le parchemin ? Afra lança un regard méfiant à l’architecte. Comment Ulrich en était-il arrivé à poser cette question dans une situation pareille ? Face au cadavre de son adversaire, il ne pensait qu’au parchemin. Comment interpréter cette attitude ? En dépit de la bonne volonté qu’Afra y mettait, elle ne comprenait rien.
— Le parchemin ? m ais à sa place habituelle ! Pourquoi cette question ? répondit-elle en bredouillant.
Ulrich haussa les épaules et, embarrassé, détourna les yeux. Un sourire hostile éclaira furtivement son visage qui disparut dès qu’il remarqua les yeux attentifs d’Afra posés sur lui.
— Ils ont fouillé la cathédrale de fond en comble, là où nous autres architectes emmurons habituellement, depuis des générations, toutes sortes d’objets aux vertus miraculeuses, des animaux vivants et des documents
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