Les Conjurés De Pierre
particulier.
Il faisait maintenant complètement jour lorsque vint le tour d’Afra. Elle avait préparé à l’avance les arguments qu’elle invoquerait pour obtenir les papiers. S’il ne s’était agi que de quitter Venise ! Mais dans son cas, l’enjeu était plus important. La démarche allait aussi lui permettre d’obtenir une nouvelle identité.
Le médecin, un homme bougon à l’œil cave, attendait dans une pièce aux murs blanchis à la chaux, derrière une minuscule petite table. Il dévisagea Afra de la tête aux pieds d’un œil pénétrant. Son assistant, un jeune homme aux cheveux bruns et bouclés, se morfondait debout à son écritoire en effectuant quelques travaux d’écriture. Lorsqu’il aperçut Afra, il changea radicalement d’attitude et lui demanda son nom en allemand d’une voix monocorde.
Afra hésita avant de donner spontanément une réponse qui la surprit elle-même :
— Gysela Kuchler, veuve de Reginald Kuchler, marchand à Strasbourg.
— … Veuve de Reginald Kuchler, marchand à Strasbourg, répéta l’assistant en en prenant note sur une feuille. Et ? ponctua-t-il.
— Comment cela, et ?
— Avez-vous un document prouvant votre identité ?
— Hélas non, on me l’a volé à l’auberge, répliqua Afra vivement. Une femme est toujours une proie facile pour les malfrats...
— Soupçonnez-vous quelqu’un, Signora …, demanda-t-il en jetant un œil sur sa feuille, Signora Gysela ?
Afra sentit son cœur battre et ses mains trembler. Elle revit Gysela étendue sur son lit au lazaretto, ses yeux rivés au plafond. Si elle avait su l’émotion que lui causerait son mensonge, elle se serait abstenue d’inventer cette histoire. Mais il était désormais trop tard pour faire marche arrière :
— Non, je n’ai aucune idée de qui cela peut être.
Le médecin la regarda en disant quelque chose en vénitien qu’elle ne comprit pas.
— Le médecin vous prie de bien vouloir vous déshabiller, traduisit l’assistant.
Afra obtempéra. Elle fit glisser sa robe et se présenta nue devant le jeune homme qui parut gêné.
— C’est au médecin de vous examiner, lui dit-il.
Le médecin s’avança vers Afra avec son air morose et, l’œil clinique, l’examina sous toutes les coutures. Sans dire un mot, il lui fit signe de se rhabiller, puis fit un autre signe à son assistant lequel tendit la feuille au médecin. Ce dernier la signa, apposa le sceau de Venise figurant les lions de saint Marc, puis la tendit à Afra.
— Je vous dois quelque chose ? s’enquit Afra timidement.
— Rien, répliqua l’assistant, vous voir fut pour moi un plaisir qui vaut tous les dédommagements.
Quand Afra quitta la capitainerie, le soleil perçait à travers l’épaisse couche de fumée couvrant la ville. On venait certainement de découvrir sa disparition.
Il s’agissait maintenant de faire vite si elle voulait échapper à ses poursuivants.
Plus d’une douzaine de navires de commerce attendaient à quai le moment d’appareiller, dont un trois mâts, sans pavillon. La coque du bateau à vide avec son gaillard d’arrière très élevé semblait très haute sur l’eau. Des gens se pressaient et discutaient les prix pour s’embarquer sur une caraque flamande de construction récente. Deux navires de commerce, avec des voiles latines venant du sud, inspiraient manifestement moins la confiance. Leurs marins avaient beau faire l’article, ils n’attiraient personne.
Afra se fraya un passage dans la foule bruyante. Les gens allaient et venaient, chacun vaquant fébrilement à ses activités.
Tels des marchands de foire, des Espagnols, des Français, des Grecs, des Turcs, des Allemands, des Slovènes, des juifs et des chrétiens annonçaient leur destination dans un sabir à peine compréhensible. Afra avait l’impression d’être observée. Des hommes la dévisageaient ou se plantaient effrontément devant elle avant de se perdre dans la cohue.
Elle était de plus en plus tendue et nerveuse. Alors qu’elle recherchait un bateau en partance pour l’Italie du sud, les marchands de foire ne proposaient que Pula, Spoleto, Corfou et le Pirée, des destinations sans intérêt pour elle. Il y avait même un navire en partance pour la lointaine Constantinople et un autre pour Marseille, mais pas un seul pour Bari ou Pescara d’où elle pourrait atteindre par la terre le Mont-Cassin.
Désemparée et indécise, elle s’assit sur un muret le long du
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