Les Conjurés De Pierre
Giovanni et, de là, gagner la route sur la terre ferme. Elle n’était malheureusement pas très douée pour la navigation mais, pour avoir observé Leonardo manœuvrant la petite embarcation sur les canaux, ne doutait pas un instant de pouvoir atteindre au moins le canal San Giovanni. L’affaire n’était pas simple mais, forte de ses expériences passées, elle savait que, confrontée à des situations apparemment insolubles, elle devenait aussi audacieuse qu’un homme.
En face de la porte de sa chambre, il y avait sur le palier un escalier montant au grenier dans lequel étaient rangés des outils et des provisions, des sacs de fruits secs, de haricots, de noix et d’herbes séchées ainsi que des rames et des cordages pour les bateaux.
Elle grimpa discrètement au grenier. Chacun de ses pas pouvait être entendu du premier étage.
Elle faisait une pause avant de poser son pied sur les marches et restait attentive au moindre bruit.
Elle traversa le grenier et atteignit sans encombre la poutre maîtresse de la charpente où elle prit une corde suspendue à un crochet.
Elle l’enroula précautionneusement sur son épaule, puis redescendit dans sa chambre. Après avoir fait un balluchon de ses vêtements, elle planta un clou dans la mèche de la bougie posée sur une assiette à quatre centimètres en dessous de la flamme.
Dans environ quatre heures, la mèche serait consumée et le clou tombant sur l’assiette, la réveillerait. Ce serait alors le signal du départ.
Personne ne s’inquiéterait de voir de la lumière dans sa chambre. Toutes les fenêtres de Venise étaient éclairées la nuit depuis qu’un charlatan avait décrété que l’épidémie ne se propageait qu’à la faveur de la nuit. Afra n’avait de toute manière pas le choix et elle était persuadée d’avoir pris la bonne décision.
Elle s’allongea tout habillée sur son lit.
Les événements des jours précédents l’ayant épuisée, elle s’endormit aussitôt.
La clepsydre de fortune fit son office trois heures et demie plus tard, juste après minuit. Afra était complètement réveillée. Elle ouvrit doucement la fenêtre et prit une bouffée d’air vivifiant.
Les eaux du canal ondulaient au gré d’une légère brise. Les vaguelettes frappaient les flancs de la barque comme de légers coups de tambourin.
Afra accrocha son balluchon au bout de la corde sans serrer le nœud. Elle le fit descendre puis tira un coup sec et le balluchon se détacha pour tomber dans la barque. Elle remonta la corde, la passa sous ses aisselles et la noua solidement. Elle accrocha ensuite l’autre extrémité de la corde à la croisée en pierre, puis elle enjamba le rebord de la fenêtre. Pour avoir déjà vu à Ulm et à Strasbourg les sculpteurs de pierre s’encorder, elle se souvenait parfaitement de la façon dont ils descendaient le long des façades de la cathédrale pour effectuer des travaux à des hauteurs vertigineuses.
Les pieds calés sur le mur de la maison, elle descendit en rappel. Cela se passa mieux qu’elle ne l’avait imaginé. Mais, une fois arrivée à une dizaine d’aunes de la barque, elle sentit une secousse.
La corde retenue plus haut dans la croisée ne voulait pas se dérouler ni en tirant ni en secouant. Afra, craignant d’être surprise, devait se résoudre à sauter.
Elle tenta une dernière fois sans succès de défaire le nœud sous ses aisselles, mais il s’était resserré par le poids. Elle aurait pu couper la corde avec un couteau si elle en avait eu un, mais elle était coincée là !
Dans une telle situation, d’autres auraient prié le ciel et appelé au secours l’un des quatorze sauveurs ou sainte Ludmilla qu’on voit souvent représentée avec une corde. La détresse rend souvent les hommes pieux. À l’inverse, Afra se répandait en griefs : Dieu, si tu existes vraiment, pourquoi m’abandonnes-tu en ce moment ? Pourquoi es-tu toujours aux côtés des fainéants, des saints ou de ceux qui n’ont rien d’autre à faire que de chercher à le devenir ?
Elle tira la corde encore une fois en poussant un éclat de rire désespéré teinté de cynisme. Elle sentait son sang palpiter dans ses tempes. On la découvrirait à l’aube suspendue à une corde. Elle aurait échoué. À l’instant précis où elle envisageait la scène, elle sentit une secousse. La corde venait de céder. Afra tomba en chute libre au fond de la barque qui poussa un gémissement. Elle resta un moment
Weitere Kostenlose Bücher