Les Conjurés De Pierre
peinait à la suivre. Elle courut dans le long couloir jusqu’à la porte de sortie en plaquant le linge trempé de vinaigre sur sa bouche. Les larmes roulaient sur ses joues. Elle parvenait difficilement à étouffer ses sanglots.
À travers ses yeux embués, les nonnes aux masques d’oiseau, qui la regardaient sans broncher, prenaient des allures fantomatiques.
Afra les entendit l’appeler mais elle ne s’arrêta pas, courant comme si le diable était lancé à ses trousses. Elle arracha la porte, tituba dans l’escalier jusqu’à l’embarcadère où Leonardo l’attendait avec son bateau.
Incapable de dire le moindre mot, elle fit comprendre d’un geste à Leonardo qu’il devait mettre les voiles. Il obtempéra sans demander d’explication. Afra, encore en larmes, regardait à l’ouest les rayons du soleil percer par endroits les nuages.
En arrivant à l’auberge, elle aperçut un nouveau client que Leonardo accueillait avec son amabilité habituelle. Le voyageur se déplaçait sans bagage. Afra le remarqua sans en tirer les conclusions qui auraient dû s’imposer à elle. Elle avait la tête ailleurs.
La nuit tombait, elle monta dans sa chambre.
La jeune femme s’écroula sur son lit tout habillée. Dans de tels instants, elle maudissait le funeste parchemin. Durant les seize premières années de sa vie, elle avait vécu tranquillement, fait ce qu’on exige d’une servante, jusqu’à ce que, soudain, le sort s’acharne violemment contre elle.
Elle avait l’impression qu’une force émanait de ce mystérieux parchemin, une force magnétique qui l’attirait irrésistiblement sans qu’elle puisse jamais s’en affranchir. Depuis longtemps, elle avait renoncé à fuir son passé qui la rattrapait où qu’elle aille.
Ici, à Venise, il était encore plus vivant, plus envahissant et plus dévastateur qu’un ouragan à l’automne. Elle avait perdu tout espoir et toute assurance, tout n’était que peur et méfiance.
Y avait-il un être au monde en qui elle puisse encore avoir confiance ?
Afra, songeuse, laissait glisser ses mains sur sa peau. La moindre cloque ou irrégularité serait le signe avant-coureur de la maladie. Elle n’aurait pas été étonnée de l’avoir attrapée sur l’île de Lazaretto.
Les gens disaient qu’on pouvait tomber malade du jour au lendemain. La mort fauchait à la hâte. Afra ne regretterait rien. La mort lui apporterait l’oubli.
Elle entendit des voix dans la cage d’escalier. L’aubergiste accompagnait son hôte arrivé à l’improviste jusqu’à sa chambre située au premier étage et donnant sur la rue au-dessus de l’entrée. Les deux hommes discutaient comme toujours de l’épidémie de peste et de ses conséquences regrettables pour Venise.
Afra entrouvrit la porte de sa chambre pour écouter la voix de l’étranger qui lui évoquait quelqu’un. Elle sentit une forte inquiétude l’envahir.
Cette façon de s’exprimer et cette voix aiguë de fausset ne lui étaient vraiment pas inconnues. À son retour, elle ne l’avait vu que de dos dans la pénombre, mais elle connaissait cet homme vêtu de noir.
Afra en était sûre maintenant, il s’agissait de Joachim von Floris, l’apostat que Gysela avait rencontré dans l’église de la Madonna dell’Orto.
« Ce n’est pas un hasard ! » se dit subitement Afra. Elle venait de boire une bouteille entière de vin rouge ; mais le Veneto n’avait nullement engourdi sa mémoire. Et tout en écoutant d’une oreille la conversation des deux hommes, Afra se demandait dans une inquiétude fébrile ce qu’elle devait faire.
Il fallait qu’elle parte, qu’elle quitte Venise sans laisser la moindre trace. Elle n’avait pas abandonné le projet de se rendre au Mont-Cassin, mais par bonheur, n’avait pas dévoilé à Gysela sa destination.
Les apostats ne pouvaient donc pas être au courant. À moins que…
Soudain, elle repensa au bibliothécaire manchot du couvent des dominicains.
Si Luscinius savait qu’elle voulait rattraper Gereon Melbrüge sur le chemin du Mont-Cassin, il ignorait tout en revanche du mystérieux parchemin et n’était apparemment pas de mèche avec les apostats.
Afra reprit courage et organisa rapidement sa fuite.
La barque de Leonardo était amarrée à l’arrière de la maison, juste en dessous de sa fenêtre, éclairée par un pâle rayon de lune. Si elle parvenait à monter dans le bateau sans être vue, elle pourrait atteindre le canal San
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