Les Conjurés De Pierre
Mont-Cassin.
Afra poussa un soupir de soulagement.
— C’est très aimable de votre part, mais pourquoi…
Le plénipotentiaire leva le menton et ferma les yeux avec un air imbu de lui-même.
— Cela vous fera peut-être oublier les mauvais côtés de Venise. Allez, faites vite !
Afra attrapa son balluchon et lui emboîta rapidement le pas. L’ Ambrosia était amarré tout au bout de la riva degli Schiavoni. C’était le plus gros et le plus beau bateau. Les voiles et les gréements étincelaient dans le soleil matinal. Sur le gaillard d’avant et le gaillard d’arrière, des hublots en verre signalaient les cabines.
Pour monter à bord, il fallait emprunter une échelle de coupée aussi raide que celle d’un poulailler, gardée par deux nègres aux muscles saillants. Paolo Carriera invita Afra à passer devant lui.
À peine étaient-ils à bord que deux matelots en uniforme noir et rouge hissèrent l’échelle et que deux douzaines de gabiers grimpèrent agilement comme des araignées sur les vergues pour déployer la grande voile.
C’était la première fois qu’Afra embarquait sur un si beau navire. Elle suivit avec émerveillement l’appareillage.
Ce fut pour elle un moment magique quand la voile, après avoir faseyé un instant le long du mât, alla d’elle-même chercher la légère brise qui soufflait, s’arrondit et se gonfla comme une brioche dans un four. À grands renforts de cris, deux matelots relevèrent l’énorme amarre qui retenait à la terre le majestueux bâtiment. L’ Ambrosia vacilla légèrement en poussant d’étranges gémissements.
Le bateau se mit à soupirer, geindre et craquer. Du fond des cales s’élevaient des plaintes figurant les âmes des justes expiant au purgatoire.
Afra se cramponnait au bastingage en regardant s’éloigner la ville noyée dans les fumées grises. Les dômes de la basilique Saint-Marc se détachaient nettement au-dessus de cette mer de maisons, semblant des champignons dans le sous-bois, dominées par le fier campanile un peu à l’écart, si insolite qu’il semblait ne pas faire partie de l’ensemble.
Soudain, devant ce spectacle, Afra ressentit un profond soulagement.
9
La prophétie de messire Liutprand
Une heure auparavant, Afra n’aurait pu imaginer que le destin tournerait si brusquement en sa faveur. Elle avait du mal à y croire.
Toujours songeuse, elle écoutait les ordres et les cris des gabiers sur les vergues hissant les voiles les unes après les autres : le perroquet de fougue sur le mât d’artimon, le grand hunier au-dessus de la vigie sur le grand mât et enfin, à l’avant du galion, le petit hunier sur le mât de misaine.
Pour mener jusqu’au large ce galion ventru entre les nombreuses îles de la lagune pavant les eaux comme des nénuphars sur un étang, il fallait avoir le flair d’un chien de chasse et l’œil d’un aigle.
Tandis qu’Afra écoutait les bruissements de l’eau dans le sillage du navire, le plénipotentiaire s’approcha d’elle en compagnie d’une femme élégante, vêtue d’une longue robe à plis retenus sous la poitrine, d’un corsage montant au col relevé d’où ressortait un visage noble aux yeux bruns et aux cheveux très clairs avec quelques anglaises tombant sur les oreilles.
— Je vous présente dame Kuchler qui vient de Strasbourg, dit Carriera en se tournant vers la femme. Puis s’adressant aimablement à Afra : Mon épouse, Lucrezia.
Les deux femmes se saluèrent poliment en silence. Afra sentit immédiatement la tension qui sous-tendait leur rencontre.
— Vous êtes les deux seules femmes à bord parmi trente-huit hommes, fit remarquer le plénipotentiaire, j’espère que vous vous entendrez bien durant ces dix jours de voyage !
— Cela ne dépend pas de moi, répondit l’épouse du plénipotentiaire sur un ton légèrement agacé.
Le timbre quelque peu rauque de sa voix, fréquent chez beaucoup d’Italiennes, contrastait fortement avec la douceur du charme émanant de sa personne.
Elle salua rapidement Afra, puis se dirigea vers les cabines du gaillard d’arrière sur le pont supérieur.
Le plénipotentiaire suivit son épouse des yeux avant de se retourner vers Afra :
— J’espère que votre cabine à l’entrepont vous conviendra. C’est celle du commissaire de bord. Je l’ai prié de s’installer ailleurs.
— Pour l’amour de Dieu, messire Carriera, vous n’auriez pas dû vous donner tant de peine. Loin de moi l’idée
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