Les Conjurés De Pierre
quai pour réfléchir. Pula et Spoleto n’étaient qu’à deux jours de marche. Une fois là-bas, elle pourrait peut-être trouver un embarquement vers le sud de l’Italie, d’autant que maintenant, tout serait plus simple puisqu’elle disposait d’un document prouvant qu’elle était une femme libre pouvant circuler librement.
Afra était tellement absorbée dans ses pensées qu’elle ne vit pas la douzaine d’hommes à l’allure crasseuse et à la mine sinistre, vraisemblablement des marins ou des ouvriers du port, qui formaient un arc de cercle autour d’elle.
Deux d’entre eux commencèrent à tirer sur sa robe, un autre souleva ses jupons tandis que les autres observaient le manège les bras croisés.
Terrorisée, Afra se débattit, mais s’aperçut rapidement qu’elle ne s’en tirerait pas toute seule, alors elle se mit à crier. Personne ne l’entendit dans le brouhaha incessant du port. À l’instant précis où, ne pouvant plus résister, elle cédait à la panique, elle entendit une voix grave et forte.
En un clin d’œil, les hommes la lâchèrent et s’égayèrent dans toutes les directions.
— Vous ont-ils fait mal ? s’enquit la voix.
Afra lissa ses vêtements et leva les yeux :
— Non, tout va bien, répondit-elle le visage empourpré de colère, je vous remercie.
L’homme à la voix grave avait fière allure avec sa redingote en velours bordeaux et son chapeau, assurément un haut dignitaire ou un grand fonctionnaire.
— Je vous remercie, répéta Afra timidement.
L’homme distingué posa sa main sur sa poitrine et s’inclina légèrement. Il y avait de la grandeur et de la noblesse dans son attitude.
— Il ne fait pas bon s’attarder ici pour une honnête dame. Une femme seule, assise sur le muret d’un quai, est une proie tentante pour des marins. Dieu sait que pourtant le gibier ne manque pas à Venise. Savez-vous que cette ville compte en temps normal plus de trente mille femmes faisant commerce de leurs charmes. En d’autres termes, une femme sur trois dans cette ville s’adonne à la prostitution.
— Personne ne m’a proposé d’argent, répondit-elle sèchement, ces hommes ne cherchaient qu’à abuser de moi.
— J’en suis navré. Mais comme je vous le disais, vous feriez mieux d’éviter ce coin du port.
Les propos bienveillants de l’homme agacèrent Afra.
— Pourriez-vous me dire où trouver ailleurs que dans un port un bateau pour s’embarquer, noble messire ?
— Toutes mes excuses, j’ai oublié de me présenter. Mon nom est messire Paolo Carriera, ministre plénipotentiaire de sa majesté le roi de Naples en poste à Venise.
Afra ne s’était pas encore remise de l’incident qui venait de se dérouler, elle esquissa sans conviction un salut de la tête.
— Je m’appelle…
Elle se tut puis reprit :
— Gysela Kuchler, veuve de Reginald Kuchler, tisserand à Strasbourg.
— Où voulez-vous aller ?
Afra eut un geste évasif de la main.
— Je me rends à l’abbaye du Mont-Cassin où j’ai une mission à remplir.
— Vous avez bien dit au Mont-Cassin ?
— Oui, messire Carriera !
— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous voulez vous rendre dans cette abbaye de bénédictins ? Pardonnez ma curiosité…
— Je vais chercher des livres, messire Carriera, des copies de livres anciens !
— Vous êtes donc une femme instruite !
— Qu’est-ce à dire « instruite » ? Vous savez bien qu’il ne suffit pas de tenir un livre dans sa main pour être instruit !
— Mais vous savez donc lire et écrire ! ?
— Oui, mon père me l’a enseigné. Il était bibliothécaire.
Au fur et à mesure de la conversation, Afra se rendait compte qu’elle parlait trop. Elle préféra donc se taire.
— Avez-vous un document prouvant votre identité et un certificat de non-contagion ?
Afra retira de son décolleté la feuille portant le cachet officiel et la tendit au plénipotentiaire.
— Pourquoi cette question ?
Paolo Carriera tendit le bras en direction du levant.
— Vous voyez l’ Ambrosia , le galion avec les trois mâts. L’équipage est prêt à hisser les voiles. Si vous le souhaitez… – le plénipotentiaire jeta un coup d’œil sur le papier –… vous pouvez voyager avec nous. Si Neptune nous gratifie dans sa bienveillance de vents favorables, nous serons dans une dizaine de jours à Naples. De là, il ne vous restera plus que deux jours de voyage jusqu’au
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