Les Conjurés De Pierre
lois.
Werinher Bott respirait difficilement, et sa tête, le seul élément mobile de son corps infirme, se mit à trembler nerveusement.
— Misérable donneur de leçons, s’emporta-t-il, pauvre monsieur-je-sais-tout ! Qu’êtes-vous venu faire à Strasbourg ? Pourquoi n’êtes-vous pas resté à Ulm ? Vous préfériez jouer ici les fauteurs de troubles ?
Maître Ulrich réfléchit un instant, déstabilisé par les insinuations de l’homme :
— Que voulez-vous dire par-là ?
Subitement, le visage amer de Werinher prit une expression fourbe :
— Les charpentiers et les tailleurs de pierre venant d’Ulm racontent d’étranges histoires au sujet de la vie que vous meniez là-bas et des conditions dans lesquelles vous avez abandonné votre poste. Les avis sont très divergents.
— Que raconte-t-on ? Allez, parlez ! dit Ulrich en s’approchant de l’invalide qu’il saisit au collet et secoua furieusement en hurlant : allez, articule, que raconte-t-on ?
— Ah, voilà que vous dévoilez enfin votre véritable nature ! Voilà que vous osez brutaliser un infirme sans défense. Frappez donc !
Sur ces entrefaites, le valet, terrorisé par l’altercation, s’interposa entre les deux hommes. Il repoussa maître Ulrich, fit pivoter le fauteuil et le poussa à vive allure vers la Münstergasse. Une fois hors d’atteinte, il retourna le fauteuil.
— Nous nous reverrons, maître Ulrich, nous avons encore des choses à nous dire ! hurla Werinher si fort que sa voix résonna sur toute la place.
Ulrich von Ensingen venait de se faire un ennemi mortel.
6
La Loge des Apostats
Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis qu’Afra avait rencontré le manchot, lorsqu’elle tomba un jour nez à nez avec lui en se rendant sur le chantier.
Elle faillit ne pas le reconnaître car, contrairement à la fois précédente, il portait des vêtements propres, et toutes les marques de sa déchéance, qui avaient inspiré tant de pitié à Afra, avaient disparu.
— Que t’est-il arrivé ? s’enquit Afra, intriguée. Je t’ai souvent cherché sur le marché, à la soupe des franciscains et des augustins. J’ai demandé si on t’avait vu. Mais personne ne te connaissait et personne ne savait ou ne voulait me donner de renseignements.
— Jakob Luscinius, fit le manchot, j’avais oublié de me présenter. Mais quel est celui qui se soucie du nom d’un mendiant ! En fait, je m’appelle Jakob Nachtigall. Luscinius n’est que la traduction en latin de mon patronyme. Cela me semble tout indiqué pour commencer une nouvelle vie.
— Cela sonne bien en effet et surtout, cela fait savant.
Le manchot se mit à rire :
— Vous auriez pu vous renseigner chez les dominicains de la maison Bartholomée, ils vous auraient donné des informations.
Afra, surprise, regarda Luscinius :
— Pourquoi à cet endroit ?
— Un jour, me trouvant à la porte du couvent des dominicains, qui distribuent chaque jour une soupe chaude aux mendiants, j’ai entendu dire que leur frère bibliothécaire, un homme âgé n’ayant plus toute sa tête, avait été interné dans l’asile de fous situé à l’extérieur des remparts. La place était donc vacante. La Providence a dû m’inspirer ce jour-là, car je suis allé sur-le-champ proposer mes services comme auxiliaire. C’était risqué – vous connaissez mon histoire. De deux choses l’une, soit l’abbé n’avait jamais entendu parler de moi, soit il ne voulait pas tenir compte de mon passé. Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, je me suis bien gardé de lui dire toute la vérité. Le père abbé, impressionné par ma connaissance du latin, a accepté de me prendre comme frère convers. Depuis, je gère une bibliothèque possédant quelque dix mille volumes et parchemins, bien qu’il me faille avouer être totalement ignorant dans ce domaine.
— Vous avez là un travail merveilleux, fit Afra, ravie. Je sais de quoi je parle. Mon père était bibliothécaire. Et c’était l’un des hommes les plus heureux qui soient au monde.
— Oui, enfin… objecta Luscinius, il y a certainement des travaux plus pénibles que de rechercher un ouvrage d’herboristerie parmi des dizaines de milliers de livres, mais il y en a aussi de plus intéressants. Enfin, je ne vais pas me plaindre. J’ai un toit pour dormir et je mange à ma faim tous les jours. C’est plus que ce que je ne pouvais espérer voilà un
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