Les Conjurés De Pierre
mois.
Afra acquiesça.
— Depuis que je suis toute petite et que mon père m’a appris à lire et à écrire, j’adore les livres et les bibliothèques, leur odeur si particulière où se mêle celle du cuir fraîchement tanné à celle des parchemins poussiéreux.
— Permettez-moi une remarque. Ce goût est surprenant chez une femme de votre condition. Je vous pensais plus sensible au parfum d’une rose ou d’une violette. Si vous avez le temps, passez me voir à la bibliothèque. Croyez-moi, il n’y a pas un métier plus solitaire que celui-là.
Afra accepta, sans réfléchir, de s’y rendre dès le lendemain.
Le couvent des dominicains dans la maison Bartholomée faisait partie des bâtiments les plus récents construits à Strasbourg. À l’origine, les moines blancs, connus pour leur ascétisme et leurs talents oratoires, vivaient en dehors de la ville à Finkenweiler jusqu’au jour où, voilà un demi-siècle, ils s’étaient installés intra-muros, à proximité du couvent des franciscains. e n peu de temps, la réputation du couvent s’était accrue et son école accueillait dorénavant des esprits renommés, comme Albert le Grand, qui y dispensaient leur enseignement.
Le frère portier regarda la femme qui se présentait à la petite porte d’un air dépité. Elle prétendait être à la recherche d’un livre et sollicitait l’autorisation d’accéder à la bibliothèque du couvent.
Il observa Afra vêtue d’une robe discrète. Comme aucune règle de l’ordre des dominicains n’interdisait qu’une femme franchisse la clôture, il ouvrit la porte et la pria au nom du Seigneur de le suivre.
Afra, n’ayant pas gardé un très bon souvenir de son séjour à Sainte-Cécile, se sentit mal à l’aise en pénétrant dans les lieux. Le frère portier lui fit traverser le cloître orné d’un chemin de croix et la conduisit jusqu’à une porte s’ouvrant sur un sombre couloir. Leurs pas résonnaient contre les murs nus.
Une fois arrivés tout au bout, ils empruntèrent un escalier raide, descendant dans les caves voûtées si basses de plafond qu’il suffisait de tendre le bras pour le toucher.
Le portier appela Luscinius, qui sortit en toussant d’une allée entre deux pans d’étagères.
— Je n’aurais jamais cru que vous oseriez me rendre visite au royaume ténébreux de l’histoire et de la pensée, s’étonna-t-il en renvoyant le portier d’un hochement de la tête.
— Je vous avais pourtant dit que les livres exerçaient sur moi une attraction irrésistible, répliqua Afra. Toutefois…
Elle s’interrompit. Elle regarda effrayée autour d’elle. La salle, dépourvue d’ouverture sur l’extérieur, était éclairée par de petites chandelles.
— Vous n’aviez pas imaginé la bibliothèque ainsi, dit en riant Luscinius. Puis il s’approcha d’elle.
— À vrai dire, non ! Afra n’avait jamais vu un tel capharnaüm. Les étagères, surchargées d’énormes livres rangés selon un ordre plutôt déconcertant, ployaient comme si le bois était pourri. Les ouvrages volumineux s’entassaient en hauteur. On s’attendait à tout moment à voir les piles s’effondrer. Une odeur indéfinissable flottait dans l’air trouble, gris et poussiéreux.
— Vous comprenez maintenant sans doute pourquoi mon prédécesseur est devenu fou, remarqua Luscinius avec une pointe d’ironie dans la voix. Quant à moi, je suis en passe de le devenir.
Afra sourit sans y croire vraiment, bien que Jakob ait l’air tout à fait sincère.
— En tout cas, frère Dominique – c’est ainsi que s’appelle l’ancien bibliothécaire – était manifestement un homme original, poursuivit Luscinius. Il n’avait pas fait d’études et ignorait tout de la théologie. Il n’avait qu’une idée en tête, lire chaque livre conservé ici par ses soins. Et d’après ce qu’on m’a raconté, c’est ce qu’il a fait pendant la première moitié de sa vie. Les doctes moines ont cru assister à un miracle quand frère Dominique s’est un jour exprimé dans des langues étrangères à l’instar des apôtres. Dominique parlait l’hébreu, le grec, l’anglais et le français. Parfois, les frères n’arrivaient à saisir que quelques bribes de son discours. Et plus il se cultivait, plus il aimait à se retirer dans son antre. Il évitait les temps de prières, le responsorium et les litanies. Il ne fit bientôt plus que de rares apparitions au réfectoire. Les
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