Les Conjurés De Pierre
plus haute de toute la chrétienté. Bien que l’architecte leur ait dit que le gigantesque édifice avait été conçu à l’origine pour recevoir deux flèches, ils se confortèrent dans leur décision en songeant que dans tout l’Occident chrétien la majorité des cathédrales ne possédait qu’une seule tour.
Ulrich put donc se mettre au travail.
Il recruta dans la ville et les campagnes environnantes cinq cents ouvriers, des tailleurs de pierre, des carriers, des maçons, de solides manœuvres et, avant tout, des sculpteurs sachant travailler le grès délicat des Vosges. Ulrich avait en effet l’intention de placer au-dessus de la façade une tour en dentelle ajourée, capable de résister aux assauts des nombreuses tempêtes soufflant dans la vallée du Rhin à l’automne et en hiver.
La plate-forme surplombant le portail principal permettait l’installation de deux grues en bois, dont les flèches pourraient hisser les matériaux à ces hauteurs vertigineuses.
Durant l’été exceptionnellement froid, les travaux avancèrent extrêmement vite. Comme à Ulm, Ulrich von Ensingen s’activait avec une fébrilité incroyable. Il pressait les ouvriers comme s’il ne disposait que d’une année pour réaliser son projet.
Ses maîtres d’ouvrage se montraient fort satisfaits ; les tailleurs de pierre et les sculpteurs, en revanche, renâclaient car du temps de maître Werinher, on n’exigeait pas tant d’eux.
Certains jours, Ulrich se sentait observé. Il était certain qu’il ne pouvait s’agir que de Werinher Bott. L’ancien architecte, désormais paralysé, se déplaçait dans un fauteuil roulant que lui avait fabriqué un de ses compagnons.
Muni de deux grandes roues en bois sur les côtés, d’une petite à l’avant et d’une barre fixée au dossier, le valet pouvait promener son maître en ville. Werinher Bott changeait plusieurs fois de lieu dans la journée, suivant Ulrich dans ses déplacements.
Un jour, Ulrich, exaspéré, alla à sa rencontre :
— Je suis désolé que vous soyez réduit au rôle de spectateur. Il fallait bien que quelqu’un fasse le travail.
Werinher Bott regarda Ulrich de ses yeux profondément enfoncés dans les orbites. Il ravala sa salive comme s’il voulait taire une réflexion désobligeante. Mais ce qu’il dit n’en était pas moins désagréable :
— Mais pourquoi est-ce précisément vous qui en avez la charge, maître Ulrich ?
L’architecte imputa cette haine à la douleur que cet homme devait ressentir. Qui sait comment lui-même réagirait dans une telle situation ? Ulrich préféra taire la remarque sarcastique qui le démangeait :
— Comme vous pouvez le constater, les travaux avancent plus vite que prévu, ajouta-t-il pour rompre le silence pénible.
Alors Werinher cracha par terre :
— Rien d’étonnant à cela puisque vous vous contentez d’une malheureuse tour. Maître Erwin doit se retourner dans sa tombe. C’est une honte, rien que de l’esbroufe, comme ce que vous avez fait à Ulm ! s’écria-t-il d’une voix cassée.
Cette fois, c’en était trop. Ulrich ne put se maîtriser :
— Vous feriez mieux de vous taire, maître Werinher. s auf erreur de ma part, il y a fort peu de temps, vous n’étiez encore qu’un simple tailleur de pierre, et un peu encore avant, si je ne m’abuse, qu’un moine. Vous n’avez jamais conçu le moindre petit plan, pas même celui d’une église de village – et, a fortiori, encore moins celui d’une cathédrale. Vous croyez que la pierre peut tout supporter. Vous vous méprenez. Elle est soumise aux lois de la pesanteur exactement comme chaque chose que Dieu a créée sur Terre et sa densité a ses propres lois.
— Que de palabres ! à ma connaissance, aucune cathédrale ne s’est encore effondrée.
— Malheureusement si, maître Werinher, malheureusement si. Vous n’êtes pas bien informé. Vous ne vous êtes probablement jamais aventuré au-delà des environs d’Ulm. Si vous l’aviez fait, vous auriez eu connaissance des terribles catastrophes qui se sont produites en Angleterre et en France, entraînant la mort de centaines d’ouvriers ensevelis sous les décombres.
— C’est vous qui le dites !
— Parfaitement. En étudiant les plans de ces cathédrales pour rechercher les causes de ces accidents, j’ai pu constater que les pierres bougent beaucoup plus qu’on ne le croit. Elles bougent d’autant plus qu’on en méprise les
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