Les Conjurés De Pierre
ses occupations.
Afra poussa un soupir de soulagement en expulsant par le nez l’air poussiéreux qui le bouchait. Puis, elle lissa sa robe verte qu’elle n’avait pas quittée depuis des semaines de peur qu’on ne lui vole le parchemin.
L’idée de cacher le document dans la bibliothèque des dominicains lui était venue à l’instant où elle avait découvert tous ces livres.
Elle avait la certitude qu’il n’y avait pas de lieu plus sûr pour dissimuler cette mystérieuse lettre rédigée par le moine de l’abbaye du Mont-Cassin, laquelle avait d’ailleurs déjà passé plus d’un demi-siècle à l’abri des curieux dans une bibliothèque.
Lorsqu’Afra voulut prendre congé, le bibliothécaire lui fit promettre de revenir. Elle lui donna sa parole d’autant plus facilement qu’elle avait maintenant une raison tout à fait personnelle de fréquenter l’endroit.
— Et si cela ne vous ennuie pas, dit-il presque honteux, je vous fais sortir par la poterne des pauvres pécheurs.
— La poterne des pauvres pécheurs ? s’étonna Afra.
— Oui, sachez que tout couvent dispose d’une porte dérobée qui n’est indiquée sur aucun plan parce qu’elle n’existe pas officiellement. Il se peut même que notre miséricordieux Seigneur ignore son existence, à moins qu’il ne fasse que fermer les yeux. Les moines font entrer et sortir par cette porte des filles ou des garçons – il se signa de sa main gauche –, qui ne devraient normalement pas pénétrer dans ces lieux. Vous voyez ce que je veux dire.
Afra hocha la tête plusieurs fois. Elle comprenait fort bien. Et, tout bien pesé, cela l’arrangeait plutôt elle aussi de sortir par cette porte.
Une fois par mois, l’évêque Wilhelm von Diest donnait un dîner dans son palais face à la cathédrale, occasion pour lui d’accorder à ses convives une indulgence plénière à valoir sur un siècle. Ce festin somptueux était le grand événement de la société strasbourgeoise. Il aurait été impensable de décliner l’invitation de s on é minence.
La soirée promettait toujours d’être divertissante, car l’évêque Wilhelm avait coutume de placer amis et ennemis à la même table.
Alors, de temps en temps, on voyait des ennemis jurés qui ne manquaient pas habituellement de faire des détours incroyables pour éviter de se croiser, assis l’un en face de l’autre – pour la plus grande satisfaction de s on é minence.
Afra et Ulrich avaient entendu parler des facéties excentriques de l’évêque, dont l’une consistait notamment à servir à ses convives un seul et unique plat à volonté : du chapon, du coq castré et engraissé dont les romains prétendaient déjà qu’il avait le mérite de rendre beau celui qui en consommait régulièrement. Son éminence en mangeait deux à trois d’affilée, ce qui, à défaut de l’avoir rendu plus séduisant, lui avait valu le surnom de Chapon.
Quatre laquais, postés à l’entrée du palais avec des torches, vérifaient l’identité de chacun des invités avant de les laisser entrer.
— Maître Ulrich von Ensingen et Afra, son épouse, dit l’architecte.
Après avoir trouvé leurs noms sur la liste, le responsable indiqua avec déférence aux nouveaux arrivants le chemin pour rejoindre le grand vestibule au pied de la cage d’escalier où tous les invités attendaient en faisant les cent pas : des personnalités vêtues de somptueux habits de velours et de brocart, des dames parées de robes de soie rehaussées de collerettes aussi larges qu’une roue de voiture, quelques hauts représentants ecclésiastiques tout en noir, arborant quelques colifichets de pacotille ainsi que des filles de joie exhibant leurs charmes à tout venant.
Afra soupira, puis dit discrètement à Ulrich en cachant ses lèvres derrière sa main :
— Penses-tu que nous soyons vraiment à notre place ici ? Avec ma robe, je me fais l’effet d’une pauvresse.
L’architecte hocha la tête sans regarder Afra, tout en promenant son regard sur les convives avant de préciser :
— Pour une pauvresse, tu es plutôt jolie, même vraiment jolie. J’ai une terrible envie de faire demi-tour.
— Mais, nous n’avons pas le choix, répondit Afra avec un sourire contraint. Et surtout toi ! Il ne nous reste plus qu’à serrer les dents et à avancer !
Maître Ulrich fit une grimace.
À peine l’angélus du soir avait-il sonné, qu’un maître de cérémonie tout de blanc et
Weitere Kostenlose Bücher