Les conquérants de l'île verte
au pas, nuit et jour, sans même s’arrêter. Ne lui accorde aucun instant
de repos car, si tu le faisais, il en résulterait une grande catastrophe, et
cette catastrophe serait suivie d’une mort certaine pour toi-même et les
tiens. »
Là-dessus, les exilés reprirent leur voyage et virent qu’en
effet le cheval, à lui seul, tirait sans effort l’ensemble des chariots, et ils
en furent émerveillés. Ils pénétrèrent en Ulster et se retrouvèrent bientôt dans
une plaine très verdoyante entourée de collines, la plaine de Neagh.
« Voici un bel endroit pour nous établir, dit Ecca. Nous aurons de l’herbe
en abondance pour faire paître nos troupeaux, et le terrain est déjà si bien
aplani qu’il nous sera facile d’y bâtir nos maisons. »
Ils déchargèrent les chariots mais, dans leur affairement,
omirent de surveiller le cheval. Celui-ci s’arrêta de marcher, et au moment
même où il le fit, une fontaine jaillit sous ses jambes, déversant l’eau à
profusion. Alors, Ecca se souvint de l’avertissement d’Angus et, fort troublé
du phénomène qui s’était produit, fit construire à la hâte, avec des pierres
solides, une maison autour de la fontaine et sceller une porte qui en fermait
soigneusement l’entrée. Aussitôt, l’eau cessa de couler et d’inonder le terrain
avoisinant. Et Ecca décida d’édifier sa propre demeure près de la fontaine afin
de mieux la surveiller.
Tous s’étant mis à l’ouvrage, Ecca choisit, parmi ses
serviteurs, une femme en qui il avait toute confiance, et il la chargea de
prendre soin de la fontaine, lui ordonnant d’en tenir toujours la porte
étroitement close, excepté quand les gens de la forteresse viendraient y
puiser. [98]
De la sorte se construisit une ville autour de la forteresse
d’Ecca. Lui et ses gens rassemblèrent de grands troupeaux qui allaient paître
l’herbe abondante de la plaine où l’on cultivait également du blé. Ebliu donna
à Ecca deux filles qui furent appelées Ariu et Libane. De nombreux chefs
d’Ulster vinrent trouver Ecca et lui rendirent hommage, tant et si bien qu’il
eut la souveraineté sur la moitié de la province. Et chacun vanta les mérites
d’Ecca, fils de Failbé.
Une fois nubile, Ariu épousa un poète du nom de Curran, qui
parcourait volontiers le pays en tous sens pour déclamer ou chanter des prophéties
qui semblaient dépourvues de toute signification : aussi l’appelait-on
Curran le Simple. Il répétait sans cesse qu’un jour un lac surgirait à cause de
la fontaine et qu’il était urgent de faire des bateaux. « Je vois la mort
et la destruction dans cette plaine, disait-il. Je vois des torrents d’eau
surgissant de la terre, des torrents impétueux et profonds. Je vois notre chef
et tous ses hôtes engloutis sous la fureur des eaux. Je vois également Ariu, ma
bien-aimée, emportée par les vagues. Hélas ! je ne peux même la sauver.
Tout le monde périra dans cette plaine, à l’exception de Libane et de moi-même.
Triste destin… Et je vois Libane à l’est et à l’ouest : elle nagera
longtemps, très longtemps sur le grand océan, près des rivages mystérieux et des
îlots obscurs, et dans les grottes profondes sous les eaux. Hélas ! cette
ville disparaîtra, et seul je resterai pour pleurer ceux qui ne sont
plus… ! » Telle était la lamentation que chantait constamment Curnan
le Simple aux gens qu’il croisait. Mais personne ne voulait l’entendre, et l’on
se détournait, sitôt qu’on l’apercevait.
Or, un jour, la femme qui avait été chargée de la
surveillance de la fontaine oublia de refermer la porte. Aussitôt, l’eau surgit
de la maison de pierre et envahit la plaine, au point de former là le grand lac
qu’on appelle le Lough Neagh. Ecca, fils de Failbé, Ebliu, toute sa famille et
tous ses gens furent noyés, sauf sa fille Libane et son gendre Curnan le Simple [99] .
Car Libane eut beau être emportée par les flots, elle ne
périt pas noyée. Elle descendit au plus profond du lac avec son petit chien et
y vécut une année entière dans une grotte. Mais, à la fin de l’année, elle
s’ennuya de sa réclusion et exprima le désir d’être un saumon pour pouvoir
nager dans les eaux profondes des estuaires et parcourir avec ses semblables la
mer claire et verte. De fait, elle n’eut pas plus tôt exprimé ce vœu qu’il fut
exaucé, mais son visage et ses seins conservèrent l’aspect de ceux d’une jeune
femme [100] .
Libane
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