Les conquérants de l'île verte
sentiment qu’il éprouvait pour la femme
de son frère. « Il est triste que tu sois resté tant de temps sans dire la
cause de ton mal, murmura Étaine, car nous aurions pu le guérir bien avant. –
Tu pourrais me guérir complètement, si tu le voulais, reprit Ailill. – Je le
veux bien, dit Étaine. Cette nuit, lorsque tout le monde sera endormi, viens me
rejoindre dans la maison qui se trouve en dehors de la forteresse. Je m’y
rendrai, et je ferai en sorte de te guérir. »
Ailill prit grand soin de veiller, ce soir-là. Mais, quand
vint le moment de partir pour le rendez-vous, le sommeil s’empara de lui, et il
dormit jusqu’au lever du jour. Quant à Étaine, qui était allée dans la maison,
en dehors de la forteresse, elle vit arriver un homme qui avait l’apparence
d’Ailill et semblait faible et fatigué, mais elle devina qu’il n’était pas
Ailill. « Ce n’est pas à toi que j’ai donné rendez-vous, dit-elle, mais à
un homme que j’ai promis de guérir de son mal, car il souffre d’un cruel amour
pour moi. – Le rendez-vous que tu as donné à cet homme n’est pas convenable,
dit l’inconnu, et celui que tu attendais sera guéri demain, je te l’assure.
C’est moi qui l’ai endormi et qui suis venu à sa place afin de t’épargner le
déshonneur et la honte. – Mais qui es-tu donc ? s’écria Étaine. – Ne me
reconnais-tu pas ? Quand tu étais Étaine, fille d’Echraide, tu
m’appartenais, et, depuis ce temps-là, je n’ai cessé de t’aimer. Mider de Bri Leith
est mon nom, tu le sais bien. – Qu’est-ce donc qui nous a séparés, toi et moi,
reprit Étaine, si nous avons été comme tu dis ? – Les artifices de
Fuamnach et les incantations du druide Bresal. T’en souviens-tu, ô Étaine, toi,
la plus aimée et la plus digne d’être aimée ? – Je m’en souviens, en
effet, dit Étaine, mais tout cela se perd dans des brumes lointaines. C’est
comme si des ombres se profilaient devant moi sans que je puisse les
reconnaître. Et comment feras-tu pour guérir Ailill Anglonnach ? – Je
mettrai sur lui un rêve dans lequel il croira t’avoir tenue dans ses bras toute
la nuit. Ô femme tant aimée, viendras-tu avec moi ? – Où me
conduiras-tu ? » demanda Étaine.
Alors Mider chanta ce chant :
« Ô belle femme tant aimée, viendras-tu avec moi
dans la terre merveilleuse où l’on entend des musiques,
où l’on porte des couronnes de primevères sur les cheveux,
où, de la tête aux pieds, le corps est couleur de neige,
où personne ne peut être triste ou malheureux,
où les dents sont blanches et les sourcils noirs,
où les joues sont rouges comme la digitale en fleur ?
L’Irlande est belle, mais peu de paysages
sont aussi beaux que ceux que tu verras
dans la grande plaine où je t’emmènerai.
La bière d’Irlande est forte, mais la bière
de la Grande Terre est encore plus enivrante.
C’est un pays merveilleux que tu connais déjà :
les jeunes n’y vieillissent jamais,
il y coule des ruisseaux d’hydromel,
les hommes y sont charmants, sans défaut,
et l’amour n’y est pas défendu…
Ô femme tant aimée, quand tu seras dans mon pays,
tu porteras une couronne d’or sur la tête,
tu y mangeras du porc frais toute l’année,
tu y boiras de la bière et du lait, ô femme,
belle femme tant aimée, viendras-tu avec moi ? »
« C’est impossible, répondit Étaine. Je suis mariée au
roi suprême d’Irlande et ne peux le quitter. – Cependant, reprit Mider, si je
t’obtenais du roi d’Irlande, viendrais-tu avec moi ? – Oui »,
répondit simplement Étaine. Alors, Mider disparut, et Étaine ne sut pas où il
était allé.
Au petit matin, elle vit Ailill Anglonnach qui venait vers
elle, bien portant et le visage radieux. « Ô femme ! s’écria-t-il, tu
m’as guéri de mon mal, et je ne sais comment te prouver ma reconnaissance. – Je
sais ce que tu feras, dit-elle. Tu ne parleras à personne de ce qui s’est passé
cette nuit entre nous. »
Quelques jours plus tard, Éochaid Airem revint de son
circuit royal dans les provinces d’Irlande. En voyant son frère guéri, il fut
tout heureux et remercia sa femme des soins qu’elle lui avait prodigués. Alors,
Ailill Anglonnach retourna chez lui, et ne fut plus jamais malade.
Le lendemain, Éochaid Airem se leva très tôt et monta sur la
terrasse de Tara pour contempler la plaine sous le brillant soleil d’été. Il
regardait tout autour
Weitere Kostenlose Bücher