Les conquérants de l'île verte
dit-il,
est-il exact que tu m’accompagneras, si le roi suprême d’Irlande y
consent ? – Oui, répondit Étaine. Je te l’ai promis. – Mais je ne la
céderai pas ! s’écria Éochaid avec colère. – Tu te parjures, dit Mider, et
tous les hommes d’Irlande sont témoins que tu ne tiens pas ta parole. – Je
consens seulement à ce que tu prennes Étaine dans tes bras et lui donnes trois
baisers, dit Éochaid. – Je ferai donc comme tu dis », dit Mider.
Il prit ses armes dans sa main gauche et, de la droite, il
entoura la taille d’Étaine et lui donna trois baisers. Puis, sans ajouter un
mot, il l’emmena par l’orifice du toit, et tous d’eux s’évanouirent dans la
nuit.
Les guerriers qui entouraient le roi se levèrent, remplis de
honte de n’avoir rien pu faire et ils se précipitèrent hors de la maison, Éochaid
avec eux. Et là, ils virent deux grands oiseaux blancs qui, dans le ciel, firent
trois fois le tour de Tara avant de disparaître en direction du soleil
couchant.
Consternés, ils délibérèrent entre eux et avec le roi sur ce
qu’il convenait d’entreprendre pour reprendre Étaine à celui qui l’avait
enlevée. « Mider appartient aux tribus de Dana, dit quelqu’un, et les
tribus de Dana résident dans les tertres d’Irlande. C’est sûrement dans le
tertre le plus proche qu’il s’est réfugié avec la reine. »
Éochaid partit donc, avec l’élite des hommes d’Irlande, pour
le tertre le plus proche de Tara, du côté de l’ouest, celui de Ban Finn. Quand
ils y furent arrivés, le roi ordonna que l’on creusât le sol du tertre jusqu’à
ce que les fugitifs fussent débusqués. On creusa donc toute la nuit, on fouilla
les moindres recoins du tertre [124] ,
mais on ne trouva rien et on ne vit personne, car les hommes des tribus de Dana
avaient le pouvoir de se rendre invisibles à ceux qui n’étaient pas de leur
peuple. Seulement, au matin, on vit s’approcher une vieille femme. « Que
cherchez-vous ici, hommes d’Irlande ? demanda-t-elle. – Nous cherchons Étaine,
la femme du roi d’Irlande, qui vient d’être enlevée, répondirent-ils. – L’homme
qui est venu vers vous et qui vous a enlevé votre reine n’est pas ici,
reprit-elle. Vous le trouverez dans sa demeure de Bri Leith. Si vous voulez
absolument le rejoindre, allez donc là-bas. »
Ils prirent la direction du nord et, le soir même,
parvinrent au tertre de Bri Leith. Ils fouillèrent le sol toute la nuit mais,
au matin, s’aperçurent que tout avait été comblé. Ils s’obstinèrent néanmoins
durant toute la journée, mais, comme le soleil penchait vers l’horizon, ils
virent deux cygnes blancs qui, côte à côte, s’envolaient vers le ciel. Ils
tournoyèrent un instant au-dessus de leurs têtes puis, prenant leur route vers
le nord, disparurent dans la brume.
Depuis ce temps lointain, quand le soir tombe et qu’une
brume légère monte des tourbières, on entend souvent le chant de deux grands
cygnes blancs qui évoluent sur les eaux calmes d’un lac ou d’une rivière. Leur
chant est si beau qu’on ne peut retenir ses larmes en l’entendant, car c’est la
musique des fées qui s’élève ainsi parmi les derniers rayons du soleil.
Soudain, on voit alors les deux oiseaux s’envoler, tournoyer un instant dans la
brume et disparaître. Et chacun sait qu’il s’agit d’Étaine, la belle reine de
Tara, qui, en compagnie de Mider de Bri Leith, roi des Ombres, s’en va errer
dans le ciel, au-dessus de l’Île Verte, vers le pays de l’Éternelle Jeunesse,
là où la tristesse et la douleur sont inconnues et là où les arbres portent des
fleurs et des fruits toute l’année [125] .
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[1] Dom Louis Gougaud, Les Chrétientés
celtiques , Paris, 1911, p. 1 (Avant-propos). L’auteur ajoute dans
une note de la même page : « Le scepticisme des savants va s’accentuant
de plus en plus, touchant la valeur du concept de race. Tacite, parlant des
Bretons (insulaires), faisait déjà une part prédominante à l’ambiance, à
l’adaptation, au milieu, au détriment de l’idée de race. » Cette réflexion
parfaitement lucide intervenait au moment où le soi-disant « initié »
Édouard Schuré, digne disciple de Gobineau et précurseur de certains
théoriciens de fâcheuse mémoire, prônait les valeurs de la « race »
celtique d’origine nordique et aryenne.
[2] Myles Dillon, Early Irish
literature , Dublin, 1994, p. XI.
[3] Henri Hubert, Les Celtes
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