Les conquérants de l'île verte

connaît la vertu particulière de chacune.
    Comprenant à la fin ce qui se passait, les Fomoré chargèrent
l’un des leurs d’aller voir de près la disposition des bataillons des tribus de
Dana et d’étudier comment ils accomplissaient ces merveilles. Et c’est Ruadan,
fils de Bress et de Brig, fille de Dagda, qui, par conséquent, appartenant bien
plus au clan de Dana qu’à celui des Fomoré, alla rôder dans le camp adverse. À
son retour, il raconta aux Fomoré les exploits qu’il avait vu accomplir par le
forgeron, le charpentier, le bronzier et les médecins réunis autour de la
fontaine. Alors, on lui confia la mission d’aller tuer le forgeron.
    Ruadan demanda à Goibniu un javelot, des clous au bronzier
et au charpentier une hampe, et ils les lui donnèrent. Mais, une fois muni du
javelot, Ruadan se retourna et en frappa Goibniu, le blessant sérieusement.
Goibniu arracha l’arme de sa chair et, la retournant contre Ruadan, le perça de
part en part, si bien que celui-ci rendit l’âme au vu et au su de son père qui
était en face, dans la troupe des Fomoré. Alors Brig vint pleurer son fils.
Elle cria d’abord, se lamenta ensuite, et l’on prétend qu’en cette occasion
l’Irlande entendit pour la première fois des pleurs et des lamentations. Quant
à Goibniu, il alla se plonger dans la Fontaine aux Herbes et, aussitôt guéri,
regagna sa forge et reprit son travail.
    Parmi les Fomoré, se trouvait un jeune guerrier qui, nommé
Octriallach, était l’un des fils du roi Indech. Il conseilla aux Fomoré de
prendre chacun une pierre dans le lit de la rivière et de la jeter dans la
Fontaine aux Herbes, au nord du lac, à l’ouest de la plaine de Tured. Les
Fomoré s’y rendirent donc, chacun à son tour, et jetèrent leur pierre dans la
fontaine qui se trouva ainsi comblée, de sorte qu’il fut impossible de s’y
plonger. Et depuis lors, en ce lieu, se dresse un tertre qu’on appelle le
Tertre d’Octriallach.
    Quand vint le moment de la grande bataille, de part et
d’autres les chefs s’assemblèrent. Les Fomoré sortirent de leur camp et
formèrent des bataillons invulnérables et indestructibles. Qu’il fût chef ou
simple guerrier, il n’en était aucun, parmi eux, qui ne portât une armure sur
la peau, un casque sur la tête, une lance acérée dans la main droite, une épée
bien aiguisée à la ceinture, un bouclier solide et large sur l’épaule. Attaquer
les Fomoré, ce jour-là, dans la plaine de Tured, c’était se frapper la tête
contre un rocher, poser la main dans un nid de vipères ou s’exposer la figure à
un feu ardent.
    Les chefs des tribus de Dana se levèrent de leur côté et se
préparèrent à la rencontre. Mais, comme Lug au Long Bras était sorti de la
maison royale, Nuada au Bras d’Argent dit à ceux qui se trouvaient là :
« Il ne serait pas bon pour nous de permettre au noble Lug au Long Bras,
fils de Cian, d’aller se battre, au risque d’être blessé. Mieux vaudrait, je
pense, l’empêcher d’aller au milieu du carnage. – C’est juste, dit Ogma, mais
nous savons qu’il peut nous conduire à la victoire. Qu’en sera-t-il, s’il n’est
avec nous ? – N’aie aucune crainte à cet égard, répondit Nuada, nos héros
n’éprouvent aucune peur devant les armes de nos ennemis, et je sais qu’ils
résisteront à la fureur de cette race cruelle des Fomoré, quand bien même Lug
ne serait pas là pour nous entraîner à sa suite et diriger nos actes. Il serait
meilleur pour nous qu’il restât à l’écart du combat, car il est notre stratège
et notre maître de sagesse [71] .
– Mais, dirent les nobles des tribus de Dana, Lug n’acceptera jamais de rester
à l’écart. – Voici ce qu’il faut faire, reprit Nuada au Bras d’Argent :
avant de nous engager dans la lutte, nous devons organiser un grand festin de
bière facile à boire et délicieuse pour les champions. Nous donnerons ce festin
autour de Lug et en son honneur. Dans sa joie, il boira beaucoup et finira par
s’enivrer. Et nous, sitôt que nous le verrons privé de ses sens, nous le
lierons et l’attacherons solidement avec des chaînes de métal bleu aux grands
piliers plantés en terre sous la tente des festins. Ainsi la bataille se
déroulera-t-elle en dehors de sa présence, et sa vie sera sauvegardée. – Ce
conseil est convenable et honnête, dirent les chefs des tribus de Dana, et nous
le suivrons en tous points. »
    Ainsi firent-ils. Ils préparèrent la