Les croisades vues par les arabes
glissantes que les chevaliers sont obligés de s'arrêter et de retirer leur armée tout entière.
Le mouvement de retraite vient à peine de s'amorcer qu'un groupe de soldats égyptiens prend l'initiative de démolir les digues. On est le 26 août 1221. En quelques heures, et tandis que les troupes musulmanes lui coupent les issues, toute l'armée franque se retrouve enlisée dans une mer de boue. Deux jours plus tard, Pélage, désespérant de sauver son armée de l'anéantissement, envoie un messager a al-Kamel pour réclamer la paix. Le souverain ayyoubide dicte Ses conditions : les Franj devront évacuer Damiette et signer une trêve de huit ans; en échange, leur armée pourra reprendre la mer sans être inquiétée. Evidemment, il n'est plus question de leur offrir Jérusalem.
En célébrant cette victoire aussi complète qu'inattendue, bien des Arabes se demandent si al-Kamel était vraiment sérieux en proposant de livrer la Ville sainte aux Franj. Ne s'agissait-il pas là d'un leurre visant à gagner du temps? Ils ne tarderont pas à être fixés sur ce point.
Durant la pénible crise de Damiette, le maître de l'Egypte s'est souvent posé des questions à propos de ce fameux Frédéric, « al-enboror », dont les Franj attendaient la venue. Est-il vraiment aussi puissant qu'on le dit? Est-il réellement déterminé à mener la guerre sainte contre les musulmans? En interrogeant ses collaborateurs, en s'informant auprès des voyageurs venus de Sicile, cette île dont Frédéric est le roi, al-Kamel ya de surprise en surprise. Lorsqu'il apprend en 1225 que l'empereur vient d'épouser Yolande, la fille de Jean de Brienne, devenant ainsi roi de Jérusalem, il décide de lui envoyer une ambassade présidée par un fin diplomate, l'émir Fakhreddin Ibn ach-Cheikh. Dès son arrivée à Palerme, celui-ci est émerveillé : oui, tout ce qu'on dit de Frédéric est exact! Il parle et écrit parfaitement l'arabe, ne cache pas son admiration pour la civilisation musulmane, se montre méprisant à l'égard de l'Occident barbare et surtout du pape de Rome la Grande. Ses proches collaborateurs sont arabes, ainsi que les soldats de sa garde, qui, aux heures de prière, se prosternent en tournant leur regard vers La Mecque. Ayant passé toute sa jeunesse en Sicile, alors foyer privilégié des sciences arabes, cet esprit curieux ne se sent pas grand-chose de commun avec les Franj obtus et fanatiques. Dans son royaume, la voix du muezzin retentit sans entraves.
Fakhreddin devient bientôt l'ami et le confident de Frédéric. A travers lui, les liens se resserrent entre l'empereur germanique et le sultan du Caire. Les deux monarques échangent des lettres traitant de la logique d’Aristote, de l'immortalité de l'âme, de la genèse de l'univers. Al-Kamel, apprenant la passion de son correspondant pour l'observation des animaux, lui offre des ours, des singes, des dromadaires ainsi qu'un éléphant, que l'empereur confie aux responsables arabes de son jardin zoologique privé. Le sultan n'est pas peu content de trouver en Occident un dirigeant éclairé, capable de comprendre, comme lui, l'inutilité de ces interminables guerres religieuses. Aussi n'hésite-t-il pas à exprimer à Frédéric son désir de le voir venir en Orient dans un proche avenir, ajoutant qu'il serait heureux de le voir en possession de Jérusalem.
On comprend mieux cet accès de générosité quand on sait qu'au moment où œtte offre est formulée, la Ville sainte appartient non à al-Kamel mais à son frère al-Moazzam avec qui il vient de se brouiller. Dans l'esprit d'al-Kamel, l'occupation de la Palestine par son allié Frédéric créerait un Etat tampon qui le protégerait contre les entreprises d'al-Moazzam. A plus long terme, le royaume de Jérusalem, revigoré, pourrait s'interposer efficacement entre l'Egypte et les peuples guerriers d'Asie dont la menace se précise. Un musulman fervent n'aurait jamais envisagé aussi froidement d'abandonner la Ville sainte, mais al-Kamel est bien différent de son oncle Saladin. Pour lui, la question de Jérusalem est avant tout politique et militaire; l'aspect religieux n'entre en ligne de compte que dans la mesure où il influe sur l'opinion publique. Ne se sentant pas plus proche du christianisme que de l'islam, Frédéric a un comportement identique. S'il désire prendre possession de la Ville sainte, ce n'est nullement pour se recueillir sur le tombeau du Christ, mais parce qu'un tel
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