Les croisades vues par les arabes
jihad n'est qu'un slogan que brandissent les princes en difficulté. Pour qu'un émir accepte de secourir l'autre, il faut qu'il y trouve quelque intérêt personnel. Alors seulement il conçoit d'invoquer à son tour les grands principes.
Or, en cet automne 1097, aucun dirigeant, à part Yaghi Siyan lui-même, ne se sent directement menacé par l'invasion franque. Si les mercenaires de l'empereur veulent récupérer Antioche, il n'y a là rien que de normal puisque cette ville a toujours été byzantine. De toute façon, pense-t-on, les Roum n'iront pas plus loin. Et que Yaghi Siyan soit en difficulté n'est pas forcément un ma] pour ses voisins. Depuis dix ans, il s'est joué d'eux, semant la discorde, avivant les jalousies, renversant les alliances. Maintenant qu'il leur demande d'oublier leurs querelles pour venir lui porter secours, doit-il s'étonner de ne pas les voir accourir?
En homme réaliste, Yaghi Siyan sait qu'on le fera languir, qu'on l’obligera à mendier les secours, qu'on lui fera payer ses habiletés, ses manigances, ses trahisons. Il imagine cependant qu'on n'ira pas jusqu'à le livrer pieds et poings liés aux mercenaires du basileus. Après tout, il n'a cherché qu'à survivre dans un guêpier impitoyable. Dans le monde où il évolue, celui des princes seldjoukides, les luttes sanglantes ne s'arrêtent jamais, et le maître d'Antioche, comme tous les autres» émirs de la région, est forcé de prendre position. S'il se retrouve du côté du perdant, c'est la mort qui l'attend, ou tout au moins la prison et la disgrâce. S'il a la chance de choisir le camp du gagnant, il savoure un temps sa victoire, reçoit en prime quelques belles captives, avant de se retrouver engagé dans un nouveau conflit où il risque sa vie. Pour durer, on doit miser sur le bon cheval et ne pas s'obstiner à jouer constamment le même. Toute erreur est fatale, et rares sont les émirs qui meurent dans leur lit.
En Syrie, à l'arrivée des Franj, la vie politique est de fait empoisonnée par la « guerre des deux frères », deux étranges personnages qui semblent échappés tout droit de l'imagination d'un conteur populaire : Redwan, roi d'Alep, et son cadet Doukak, roi de Damas, qui se vouent une haine si tenace que rien, même une menace commune, ne peut leur permettre de songer à se réconcilier. En 1097, Redwan a un peu plus de vingt ans, mais il est déjà entouré d'un halo de mystère, et les légendes les plus terrifiantes circulent à son sujet. Petit, maigre, le regard sévère et parfois craintif, il serait tombé, nous dit Ibn al-Qalanissi, sous l'emprise d'un « médecin-astrologue » appartenant à l'ordre des Assassins, une secte qui vient de se créer, et qui va jouer un rôle d'importance tout au long de l'occupation franque. On accuse le roi d'Alep, non sans raison, d'utiliser ces fanatiques pour éliminer ses adversaires. Meurtres, impiété, sorcellerie, Redwan provoque la méfiance de tous, mais c'est au sein de sa propre famille qu'il suscite la haine la plus forte. Lors de son accession au trône, en 1095, il a fait étran ler deux de ses jeunes frères, de peur qu'ils ne lui dgisputent un jour le pouvoir; un troisième n'a eu la vie sauve qu'en s'échappant de la citadelle d'Alep la nuit même où les puissantes mains des esclaves de Redwan devaient se refermer sur sa gorge. Ce survivant était Doukak, qui voue depuis à son aîné une haine aveugle. Après sa fuite, il s'est réfugié à Damas, dont la garnison l'a proclamé roi. Ce jeune homme velléitaire, influençable, colérique, à la santé fragile, vit obsédé par l'idée que son frère veut l'assassiner. Pris entre ces deux princes à demi fous, Yaghi Siyan n'a pas la tâche facile. Son voisin immédiat est Redwan, dont la capitale, Alep, l'une des plus vieilles cités du monde, se trouve à moins de trois jours d'Antioche. Deux ans avant l'arrivée des Franj, Yaghi Siyan lui a donné sa fille en mariage. Mais il a vite compris que ce gendre convoitait son domaine et, à son tour, il a commencé à craindre pour sa vie. Comme Doukak, la secte des Assassins l’obsède. Le danger commun ayant naturellement rapproché les deux hommes, c'est d'abord vers le roi de Damas que Yaghi Siyan se tourne lorsque les Franj avancent vers Antioche.
Mais Doukak hésite. Non pas que les Franj lui fassent peur, assure-t-il, mais il n'a pas envie de conduire son armée dans le voisinage d'Alep, donnant ainsi à son frère l'occasion de le
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