Les croisades vues par les arabes
trouvaient le bien-être dans la société franque? Pour compréhensible qu'elle soit, l'attitude du voyageur n'en est pas moins symptomatique d'un mal dont souffrent ses congénères : tout au long des croisades, les Arabes ont refusé de s'ouvrir aux idées venues d'Occident. Et c'est là, probablement, l'effet le plus désastreux des agressions dont ils ont été les victimes. Pour l'envahisseur, apprendre la langue du peuple conquis est une habileté; pour ce dernier, apprendre la langue du conquérant est une compromission, voire une trahison. De fait, les Franj ont été nombreux à apprendre l'arabe alors que les habitants du pays, à l'exception de quelques chrétiens, sont demeurés imperméables aux langues des Occidentaux.
On pourrait multiplier les exemples, car, dans tous les domaines, les Franj se sont mis à l'école arabe, aussi bien en Syrie qu'en Espagne ou en Sicile. Et ce qu'ils y ont appris était indispensable à-leur expansion ultérieure. L'héritage de la civilisation grecque n'aura été transmis à l'Europe occidentale que par l'intermédiaire des Arabes, traducteurs et continuateurs. En médecine, en astronomie, en chimie, en géographie, en mathématiques, en architecture, les Franj ont tiré leurs connaissances des livres arabes qu'ils ont assimilés, imités, puis dépassés. Que de mots en portent encore le témoignage : zénith, nadir, azimut, algèbre, algorithme, ou plus simplement « chiffre ». S'agissant de l'industrie, les Européens ont repris, avant de les améliorer, les procédés utilisés par les Arabes pour la fabrication du papier, le travail du cuir, le textile, la distillation de l'alcool et du sucre - encore deux mots empruntés à l'arabe. On ne peut non plus oublier à quel point l'agriculture européenne s'est elle aussi enrichie au contact de l'Orient : abricots, aubergines, échalotes, oranges, pastèques... La liste des mots « arabes » est interminable.
Alors que pour l'Europe occidentale l'époque des croisades était l'amorce d'une véritable révolution, à la fois économique et culturelle, en Orient, ces guerres saintes allaient déboucher sur de longs siècles de décadence et d'obscurantisme. Assailli de toutes parts, le monde musulman se recroqueville sur lui-même. Il est devenu frileux, défensif, intolérant, stérile, autant d'attitudes qui s'aggravent à mesure que se poursuit l'évolution planétaire, par rapport à laquelle il se sent marginalisé. Le progrès, c'est désormais l'autre. Le modernisme, c'est l'autre. Fallait-il affirmer son identité culturelle et religieuse en rejetant ce modemisme que symbolisait l'0ccident? Fallait-il, au contraire, s'engager résolument sur la voie de la modernisation en prenant le risque de perdre son identité? Ni l'Iran, ni la Turquie, ni le monde arabe n'ont réussi à résoudre ce dilemme; et c'est pourquoi aujourd'hui encore on continue d'assister à une alternance souvent brutale entre des phases d'occidentalisation forcée et des phases d'intégrisme outrancier, fortement xénophobe.
A la fois fasciné et effrayé par ces Franj qu'il a connus barbares, qu'il a vaincus mais qui, depuis, ont réussi à dominer la Terre, le monde arabe ne peut se résoudre à considérer les croisades comme un simple épisode d'un passé révolu. On est souvent surpris de découvrir à quel point l'attitude des Arabes, et des musulmans en général, à l'égard de l'Occident, reste influencée, aujourd'hui encore, par des événements qui sont censés avoir trouvé leur terme il y a sept siècles.
Or, à la veille du troisième millénaire, les responsables politiques et religieux du monde arabe se réfèrent constamment à Saladin, à la chute de Jérusalem et à sa reprise. Israël est assimilé, dans l'acception populaire comme dans certains discours officiels, à un nouvel Etat croisé. Des trois divisions de l'Armée de libération palestinienne, l'une porte encore le nom de Hittin et une autre celui d’Ain Jalout. Le président Nasser du temps de sa gloire, était régulièrement comparé à Saladin qui, comme lui, avait réuni la Syrie et l'Egypte - et même le Yémen! Quant à l'expédition de Suez de 1956, elle fut perçue, à l'égal de celle de 1191, comme une croisade menée par les Français et les Anglais.
Il est vrai que les similitudes sont troublantes. Comment ne pas penser au président Sadate en écoutant Sibt Ibn al-Jawzi dénoncer, devant le peuple de Damas, la « trahison » du
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