Les croisades vues par les arabes
retiennent les tentes; un chevalier tomba même dans la fosse des latrines et fut tué. Nos troupes se reprirent, attaquèrent les Franj de toutes parts, les obligeant à se retirer vers la ville après avoir laissé plusieurs morts sur le terrain. Le lendemain matin, mon cou- sin al-Malik al-Muzaffar, seigneur de Hama, fit attacher les têtes des Franj tués au cou des chevaux que nous avions capturés et les présenta au sultan.
C'est le vendredi 17 juin 1291 que, disposant d'une supériorité militaire écrasante, l'armée musulmane pénètre enfin de force dans la cité assiégée. Le roi Henry et la plupart des notables s'embarquent à la hâte pour se réfugier à Chypre. Les autres Franj sont tous capturés et tués. La ville est entièrement rasée.
La ville d'Acre avait été reconquise, précise Abou1-Fida, à midi le dix-septième jour du second mois de jumada de l'année 690. Or c'est très exactement le même jour, à la même heure, en l'an 587, que les Franj avaient pris Acre à Salaheddin, capturant puis massacrant tous les musulmans qui s'y trouvaient. N'y a-t-il pas là une curieuse coïncidence?
Selon le calendrier chrétien, cette coïncidence n'est pas moins étonnante, puisque la victoire des Franj à Acre avait eu lieu en 1191, cent ans, presque jour pour jour, avant leur défaite finale.
Après la conquête d'Acre, poursuit Aboul-Fida, Dieu jeta l'épouvante dans le cœur des Franj qui restaient encore sur le littoral syrien. Ils évacuèrent donc précipitamment Saïda, Beyrouth, Tyr et toutes les autres villes. Le sultan eut ainsi l'heureux destin, qui n'avait été celui d'aucun autre, de conquérir sans difficulté toutes ces places qu'il fit aussitôt démanteler.
De fait, dans la foulée de son triomphe, Khalil décide de détruire, le long de la côte, toute forteresse qui pourrait un jour servir aux Franj s'ils cherchaient encore à revenir en Orient.
Par ces conquêtes, conclut Aboul-Fida, toutes les terres du littoral revinrent intégralement aux musulmans, résultat inespéré. Ainsi les Franj, qui avaient été autrefois sur le point de conquérir Damas, VEgypte et bien d'autres contrées, furent-ils expulsés de toute la Syrie et des zones côtières. Fasse Dieu qu'ils n'y mettent plus jamais les pieds!
ÉPILOGUE
En apparence, le monde arabe venait de remporter une victoire éclatante. Si l’Occident cherchait, par ses invasions successives, à contenir la poussée de l'islam, le résultat fut exactement inverse. Non seulement les Etats francs d’Orient se retrouvaient déracinés après deux siècles de colonisation, mais les musulmans s'étaient si bien repris qu'ils allaient repartir, sous le drapeau des Turcs ottomans, à la conquête de l'Europe même. En 1453, Constantinople tombait entre leurs mains. En 1529, leurs cavaliers campaient sous les murs de Vienne.
Ce n'est, disions-nous, que l'apparence. Car, avec le recul historique, une constatation s'impose : à l'époque des croisades, le monde arabe, de l'Espagne à l'Irak, est encore intellectuellement et matériellement le dépositaire de la civilisation la plus avancée de la planète. Après, le centre-du monde se déplace résolument vers l'ouest. Y a-t-il la relation de cause à effet? Peut-on aller jusqu'à affirmer que les croisades ont donné le signal de l'essor de l'Europe occidentale - qui allait progressivement dominer le monde - et sonné le glas de la civilisation arabe?
Sans être faux, un tel jugement doit être nuancé. Les Arabes souffraient, dès avant les croisades, de certaines « infirmités » que la présence franque a mises en lumière et peut-être aggravées, mais qu'elle n'a pas créées de toutes pièces.
Le peuple du Prophète avait perdu, dès le ix° siècle, le contrôle de sa destinée. Ses dirigeants étaient pratiquement tous des étrangers. De cette multitude de personnages que nous avons vus défiler au cours de deux siècles d'occupation franque, lesquels étaient arabes?
Les chroniqueurs, les cadis, quelques roitelets locaux - Ibn Ammar, Ibn Mouqidh - et les impuissants califes? Mais les détenteurs réels du pouvoir, et même les principaux héros de la lutte contre les Franj - Zinki, Noureddin, Qoutouz, Baibars, Qalaoun - étaient turcs; al-Afdal, lui, était arménien; Chirkouh, Saladin, al-Adel, al-Kamel étaient kurdes. Bien entendu, la plupart de ces hommes d'Etat étaient arabisés culturellement et affectivement; mais n'oublions pas que nous avons vu
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