Les croisades vues par les arabes
l'arabe. Car, à l'instar de toutes les villes de l'Asie musulmane, Baghdad est tombée depuis plus de quarante ans sous la coupe des Turcs seldjoukides. L'homme fort de la capitale abbas- side, le jeune sultan Barkyaruq, un cousin de Kilij Ars-lan, est théoriquement le suzerain de tous les princes de la région. Mais, dans la réalité, chaque province de l'empire seldjoukide est pratiquement indépendante, et les membres de la famille régnante sont totalement absorbés par leurs querelles dynastiques.
Et quand, en septembre 1099, al-Harawi quitte la capitale abbasside, il n'a pas réussi à’rencontrer Barkyaruq, car le sultan mène campagne, au nord de la Perse, contre son propre frère Mohammed, une lutte qui tourne d'ailleurs à l'avantage de ce dernier puisque c'est Mohammed qui, dès octobre, s'empare de Baghdad elle-même. Ce conflit absurde n'est pas terminé pour autant. Il va même prendre, sous le regard ébahi des Arabes, qui ne cherchent plus à comprendre, une toumure proprement burlesque. Qu'on en juge! En janvier 1100, Mohammed quitte Baghdad à la hâte et Barkyaruq y entre en triomphateur. Pas pour longtemps, car, au printemps, il la perd à nouveau, pour y revenir en force en avril 1101, après un an d'absence, et écraser son frère; dans les mosquées de. la capitale abbasside, on recommence à prononcer son nom dans le sermon du vendredi, mais en septembre la situation se renverse une fois de plus. Battu par une coalition de deux de ses frères, Barkyaruq semble définitivement hors de combat. C'est mal le connaître : malgré sa défaite, il revient inopinément à Baghdad et en prend possession pour quelques jours, avant d'être à nouveau évincé en octobre. Mais, cette fois encore, son absence est brève, car dès décembre un accord intervient qui lui restitue la ville. Celle-ci aura changé de mains huit fois en trente mois : elle aura eu un maître tous les cent jours! Cela pendant que les envahisseurs occidentaux consolident leur présence dans les territoires conquis.
Les sultans ne s'entendaient pas , dira Ibn al-Athir en une belle litote, et c'est pour cela que les Franj ont pu s'emparer du pays.
DEUXIÈME PARTIE
L’OCCUPATION (1100-1128)
Chaque fois que les Franj s'emparent d'une forteresse, ils s'attaquent à une autre. Leur puissance va continuer à s'accroître jusqu'à ce qu'ils occupent la Syrie tout entière et exilent les musulmans de ce pays.
FAKHR-EL-MOULK IBN AMMAR, maître de Tripoli
CHAPITRE IV
LES DEUX MILLE JOURS DE TRIPOLI
Après tant de défaites successives, tant de déceptions, tant d'humiliations, les trois nouvelles inattendues qui atteignent Damas en cet été de 1100 suscitent bien des espoirs. Non seulement parmi les militants religieux qui entourent le cadi al-Harawi, mais aussi dans les souks, sous les arcades de la rue Droite où les marchands de soie grège, de brocarts dorés, de linge damassé ou de meubles damasquinés, assis à l'ombre des vignes grimpantes, s'interpellent d'une échoppe à l'autre par-delà la tête des passants, avec la voix des jours fastes.
Début juillet, une première rumeur, bientôt vérifiée : le vieux Saint-Gilles, qui n'a jamais caché ses visées sur Tripoli, Homs et l'ensemble de la Syrie centrale, s'est embarqué subitement pour Constantinople à la suite d'un conflit avec les autres chefs francs. On murmure qu'il ne reviendra plus.
Fin juillet, arrive une seconde nouvelle, plus extraordinaire encore, qui se propage en quelques minutes de mosquée en mosquée, de ruelle en ruelle. Pendant qu'il assiégeait la ville d'Acre, Godefroi, maître de Jérusalem, fut atteint d'une flèche qui le tua, relate Ibn al-Qalanissi. On parle aussi de fruits empoisonnés qu'un notable palestinien aurait offerts au chef franc. Certains croient à une mort naturelle, causée par une épidémie. Mais c'est la version rapportée par le chroniqueur de Damas qui a la faveur du public : Godefroi serait tombé sous les coups des défenseurs d'Acre. Venant un an après la chute de Jérusalem, une telle victoire n'indiquerait-elle pas que le vent commence à tourner?
Cette impression semble confirmée quelques jours plus tard lorsqu'on apprend que Bohémond, le plus redoutable des Franj, vient d'être capturé. C'est Danishmend « le Sage » qui a eu raison de lui. Comme il l'avait déjà fait trois ans plus tôt, au moment de la bataille de Nicée, le chef turc est venu encercler la ville arménienne de Malatya . A cette
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