Les croisades vues par les arabes
courte, le visage arrondi, c'est un souverain jovial et débonnaire, dont les accès de colère sont brefs et les menaces rarement suivies d'exécution. A une époque où la cruauté semble être le premier attribut des dirigeants, ce jeune calife arabe se vante de n'avoir jamais causé de tort à quiconque. Il éprouvait une véritable joie quand on lui disait que le peuple était heureux, notera candidement Ibn al-Athir. Sensible, raffiné, de commerce agréable, al-Moustazhir a le goût des arts. Passionné d'architecture, il a supervisé lui-même la construction d'une enceinte tout autour de son quartier de résidence, le Harem, situé à l'est de Baghdad. Et, à ses heures perdues, qui sont nombreuses, il compose des poèmes d'amour : Quand j'ai tendu la main pour dire adieu à ma bien-aimée, l'ardeur de ma flamme a fait fondre la glace.
Malheureusement pour ses sujets, cet homme de bien, éloigné de tout geste de tyrannie , comme le définit Ibn al-Qalanissi, ne dispose d'aucun pouvoir, bien qu'il soit entouré, à chaque instant, d'un cérémonial compliqué de vénération et que les chroniqueurs évoquent son nom avec déférence. Les réfugiés de Jérusalem, qui ont placé tous leurs espoirs en lui, semblent oublier que son autorité ne s'exerce pas au-delà des murs de son palais, et que, de toute manière, la politique l'ennuie.
Il a pourtant derrière lui une histoire glorieuse. Les califes, ses prédécesseurs, ont été pendant les deux siècles qui ont suivi la mort du Prophète (632-833) les chefs spirituels et temporels d'un immense empire qui, à son apogée, s'étendait de l'Indus aux Pyrénées, et qui a même poussé une pointe en direction des vallées du Rhône et de la Loire. Et la dynastie abbasside, à laquelle appartient al-Moustazhir, a fait de Baghdad la ville fabuleuse des Mille et UneNuits. Au début du ix‘ siècle, du temps où régnait son ancêtre Haroun-al-Rachid. le califat était l'Etat le plus riche et le plus puissant de la terre, et sa capitale le centre de la civilisation la plus avancée. Elle avait mille médecins diplômés, un grand hôpital gratuit, un service postal régulier, plusieurs banques dont certaines avaient des succursales en Chine, d'excellentes canalisations d'eau, le tout-à-l'égout ainsi qu'une papeterie - les occidentaux, qui n’utilisaient encore que le parchemin à leur arrivée en orient, apprendront en Syrie l'art de fabriquer le papier à partir de la paille de blé.
Mais en cet été sanglant de 1099 où al-Harawi est venu annoncer au diwan d'al-Moustazhir la chute de Jérusalem, cet âge d'or est depuis longtemps révolu. Haroun est mort en 809. Un quart de siècle plus tard, ses successeurs ont perdu tout pouvoir réel, Baghdad est à moitié détruite et l'empire s'est désintégré. Il ne reste plus que ce mythe d'une ère d'unité, de grandeur et de prospérité qui hantera à jamais les rêves des Arabes. Les Abbassides régneront encore, il est vrai, pendant quatre siècles. Mais ils ne gouverneront plus. Ils ne seront plus que des otages entre les mains de leurs soldats turcs ou perses, capables de faire et de défaire les souverains à leur guise, en ayant le plus souvent recours au meurtre. Et c'est pour échapper à un tel sort que la plupart des califes renonceront à toute activité politique, Cloîtrés dans leur harem, ils s'adonneront désormais exclusivement aux plaisirs de l'exis- tence, se faisant poètes ou musiciens, collectionnant les jolies esclaves parfumées.
Le prince des croyants, qui a longtemps été l'incarnation de la gloire des Arabes, est devenu le symbole vivant de leur déœdence. Et al-Moustazhir, dont les réfugiés de Jérusalem attendent un miracle, est le représentant même de cette race de califes fainéants. Le voudrait-il, il serait bien incapable de voler au secours de la Ville sainte, n'ayant, pour toute armée, qu'une garde personnelle de quelques centaines d'eunuques noirs et blancs. Ce ne sont pourtant pas les soldats qui manquent à Baghdad. Ils sont des milliers à déambuler sans arrêt, souvent ivres, dans les rues. Pour se protéger contre leurs exactions, les citadins ont pris l'habitude de bloquer chaque nuit l'accès de tous les quartiers à l'aide de lourdes barrières de bois ou de fer.
Bien entendu, ces fléaux en uniforme, qui ont condamné les souks à la ruine par leur pillage systématique, n’obéissent pas aux ordres d'al-Moustazhir. Leur chef ne parle pratiquement pas
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