Les Dames du Graal
Sagesse » des Litanies de la Vierge. La mission du tyran était de donner à ses sujets – ses subordonnés – ce qu’il recevait de la Souveraine, en répartissant le tout selon des règles de justice et d’égalité, faisant taire les appétits démesurés de certains, redonnant l’espoir à ceux qui n’avaient rien. Jean-Jacques Rousseau avait tout compris lorsqu’il écrivit son Discours sur l’origine de l’inégalité : il savait que toute possession est une usurpation et que le rôle du tyran – qu’il appelait « état » – était de répartir entre chacun des membres de la communauté ce qui pouvait être réparti. Ce n’est pas sans raison que les bardes gallois parlaient sans cesse du « Distributeur », ce personnage mystérieux, dieu ou roi, qui disposait des richesses contenues symboliquement dans la Souveraine et qu’il confiait aux uns et aux autres selon les besoins ou les mérites de chacun. Dans les textes cléricaux en latin de l’île de Bretagne, qui ne sont guère tendres envers Arthur considéré comme un véritable « truand », on qualifie les rois de tribus bretonnes insulaires, les theyrns (de la racine ti- , « maison » et non de la racine dor- ), de tyranni . C’était reconnaître une opposition fondamentale entre le tyran, répartiteur des richesses du groupe social, et le magistrat impérial romain, simple fonctionnaire appliquant aveuglément un règlement, fût-il le plus imbécile. On s’en rend compte dans plusieurs textes, aussi bien français que gallois, notamment dans l’étrange récit de Perlesvaux : quand un roi comme Arthur perd son don de largesse, c’est-à-dire la possibilité de distribuer les richesses collectives, il perd non seulement toute dignité, mais également tout pouvoir {59} .
Le roi de type celtique – et Arthur en est une incarnation exemplaire – n’est donc que le dépositaire des richesses et du pouvoir que détient la reine. L’épopée irlandaise ancienne, telle qu’elle a été transcrite par les moines chrétiens, au haut Moyen Âge, dans de précieux manuscrits en langue gaélique, nous présente une figure emblématique de cette déesse-reine tyrannique qui détient la Souveraineté. Il s’agit de la reine Maeve (Mebdh) de Connaught, personnage étonnant, bien que son existence soit purement mythique. Son nom est d’ailleurs tout un programme puisqu’il signifie à la fois « ivresse » et « milieu ». Elle est à la fois la médiatrice entre le Visible et l’Invisible, entre les dieux et les hommes, entre le ciel et la terre, mais c’est elle qui, par l’ ivresse , permet d’accéder à un état de conscience supérieure. Cela n’est pas incompatible avec sa tyrannie . La tradition irlandaise prétend qu’elle fut l’épouse de neuf rois. On disait également que seul celui qui l’avait épousée pouvait devenir roi. On raconte encore que tant que le roi Cormac ne dormit pas avec elle, on ne reconnut pas sa légitimité de souverain. Et, dans de nombreux récits, elle nous est présentée comme une putain royale : elle prodigue en effet, nous dit-on, l’amitié de ses cuisses (ou de ses hanches) à tout guerrier qu’elle juge indispensable à la conduite d’une expédition guerrière.
Cette reine mythique est présente dans toute l’épopée irlandaise et apparaît comme une femme tyrannique au sens actuel du terme comme au sens étymologique. Dans le récit de la Razzia de Cualngé {60} , l’un des plus beaux et des plus anciens textes de la littérature en langue gaélique, elle a un mari en titre, un certain Ailill, mais qui fait une piètre figure dans le décor. Il n’est en fait qu’un « prince consort ». C’est Maeve qui détient toutes les clés du pouvoir. Ulcérée parce que le roi Ailill possède un taureau merveilleux de plus qu’elle, elle déclenche une guerre inexpiable contre l’Ulster dans le seul but de s’emparer d’un autre taureau merveilleux dont la possession la mettra à égalité avec son mari. Et c’est elle qui mène cette guerre.
On peut expliquer cette attitude par les lois irlandaises qui concernent le mariage. Il y a en effet trois situations conjugales possibles : lorsque le mari et la femme sont à égalité de fortune, les affaires du couple sont réglées d’un commun accord par les deux époux, tandis que si la femme possède moins de biens que son mari, c’est celui-ci qui prend toutes les initiatives, toutes les décisions, sans
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