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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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protéger contre vingt degrés de froid, les hommes médusés reçoivent un morceau de serge, de drap de smoking, grand comme une serviette. Deux ou trois paysans privilégiés déplient avec éblouissement un beau coupon de Prince de Galles gris perle : « Mon vieux, c’est péché de mettre ça dans la paille. Je trouverai bien toujours une vieille couverture de cheval pour remplacer, et ça me fera un chouette pardessus. »
    * * *
    Une nouvelle semaine commence. Les appels retentissent toujours aux quatre vents, avec les mêmes accents désespérés : « Caporal Magnat Jules ! » Les fascicules bleus continuent leur ronde placide, les mains dans les poches, avec la navette régulière entre la baraque et le bistrot : un pot de blanc par heure matinale, un pot de rouge par heure de l’après-midi. Au cours d’un de ces intermèdes, j’apprends d’un camarade que je suis muté depuis deux jours à la deuxième compagnie.
    Je me précipite. Après quelques heures de laborieuses recherches, je découvre cette estimable unité à l’autre bout de Romans, dans le hangar d’une usine de produits chimiques, d’une poignante fétidité. Le sergent chasseur-gendarme est au milieu de la cour, la gorge emmitouflée d’une énorme écharpe de laine, s’arrachant des sons agonisants : « Caporal Magnat Jules ! Rebatet Lucien… Ah ! enfin ! c’est vous, Rebatet ? Bien. Surtout, ne vous éloignez pas. » Pour un peu, l’infortuné me féliciterait.
    Ici, parmi les défroques kaki, les défroques bleues, les défroques mi-kaki et mi-bleues, les capotes, les pardessus, les souquenilles de treillis, les peaux de mouton, les vestes de velours, les hommes civils par le haut et militaires par le bas, les civils par le bas et les militaires par la tête, c’est l’appel permanent, frénétique, un tournoiement de plantons, de cyclistes, de caporaux-chefs, traversé à chaque minute par la silhouette convulsée du commandant de compagnie, lieutenant Simon, excellent homme d’instituteur, le crayon à l’oreille, un béret basque de séminariste sur le bout du crâne, les yeux écarquillés par-dessus ses lunettes.
    — Tout le monde, rassemblement ! On demande tout de suite vingt-deux hommes en armes pour le poste de D. A. T. sur le terrain des Chasses. Au trot ! Prenez les noms.
    Un bruit de godillots et de crosses. On aligne après de dramatiques efforts vingt-cinq hommes, Lebel au poing, bardés de cartouchières. Mais il y en a quinze qui sont encore civils de pied en cap. Pendant ce temps, soixante gaillards en uniforme courent après un fusil.
    — On demande d’urgence un secrétaire à l’infirmerie !
    Un bachelier se présente, détale toute affaire cessante pour ses nouvelles fonctions, revient deux heures plus tard, la mine contrite :
    — C’est dommage, la planque était bonne. Mais ils n’ont pas besoin de secrétaire. C’est un plongeur qu’il leur faut.
    On a déjà demandé hier trois secrétaires. On vient d’apprendre qu’ils ont été mis à casser du bois. C’est égal ! on demande quatre, cinq, dix, douze secrétaires. Ils s’en vont, fatalistes, vers d’insondables oubliettes.
    — Une corvée pour rapporter des vivres de l’Ordinaire.
    On réunit quinze gaillards pour pousser deux sacs de poireaux dans une charrette à bras. Mais il n’y en a plus que trois pour décharger vingt tonnes de charbon.
    Dix bougres partent, en grande tenue de campagne, pliant sous un faix de mulet, pour un poste lointain. On a bu le pinard des grands adieux. « Au revoir, on enverra des cartes postales. » Au crépuscule, les voilà de retour. On ne les « comptait » plus à l’effectif de la compagnie. Il faut les recompter de nouveau. Sur cent vingt arrivants de la semaine, quarante sont déjà réformés et disparus. Et voici cent nouveaux fascicules bleus à l’état brut qui s’engouffrent par la grille. Et on en annonce deux cents autres à bref délai. Inextricables problèmes !
    Le brave lieutenant Simon est à bout de résistance :
    — Voyons, Bonnardel. Nous devions en compter deux cent quarante-quatre hier soir. Nous avons muté quarante-trois plantons, chauffeurs, infirmiers, secrétaires, ordonnances. Nous avons envoyé dix-sept auxiliaires aux C. O. A. Mais attention ! ils comptent jusqu’à samedi. Nous avons reçu vingt-huit hommes de la première compagnie. Mais ils ne comptent chez nous qu’à partir du lendemain de leur mutation. Nous avons

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