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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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dans ces dépotoirs.
    Il se peut que ce soit encore une des singulières nécessités de cette guerre sans combats. Mais il faudrait alors que cette situation paradoxale requît tous les soins des chefs. Les hommes des dépôts ne connaissent que des peines fort relatives. Mais, ce qui est bien pis, ils s’enlisent sans raison dans la boue et la crasse. Trois millions de soldats français sont en train de pourrir sur pied.
    D’ailleurs, notre G. U. P. apparaît beaucoup moins humoristique, quand on songe que nous y formons la réserve immédiate de la 27 e  division, unité d’élite de l’infanterie française, et que si demain commençait la vraie guerre, nous irions aussitôt nous battre dans ses rangs.
    * * *
    Nous continuons à vivre au milieu d’une incohérence systématique, minutieusement réglée. Il y a parmi nous des gaillards de l’active qui n’ont pas encore fait un jour de front, quand des pères de famille de la classe Dix-huit en sont à leur cinquième mois de ligne Maginot. Trois jours après leur incorporation, cinq cents paysans de la montagne sont renvoyés chez eux en permission agricole de trente jours qu’ils passeront à contempler la neige. Cependant, toutes les compagnies auxquelles ils viennent d’être affectés sont démantibulées pour la dixième fois depuis la mobilisation et impropres au plus modeste service pour des semaines. Les conscrits de l’année ne sont toujours pas incorporés. Mais il nous arrive par fournées énormes des fascicules bleus, des récupérés des classes Quinze et Seize, des boiteux authentiques, pliés sur deux cannes, des hommes à qui manquent quatre doigts. Une de ces précieuses recrues, qui triture péniblement un paquet presque inintelligible de mots, m’ouvre sa bouche. Elle a été traversée à Vauquois par une balle qui a coupé la moitié de la langue. La cicatrice est horrible. Ce malheureux ne peut manger que des bouillies et des hachis. Il a quarante-cinq ans. Il est repris dans le service auxiliaire.
    Les femelles de villages dont le mari est parti protestaient chez les députés et les conseillers généraux, faisaient pleuvoir des lettres anonymes parce que le voisin n’ayant que cinq ans de plus demeurait chez lui et gagnait gros. Par démagogie, on remplit à ce point les casernes de vétérans perclus, d’éclopés, de malingres qu’il n’y a plus de place ni de capotes pour les garçons de vingt ans.
    Il faudrait être bien ingénu pour ne pas comprendre que le mécanisme militaire est détraqué chez nous par le haut.
    Une circulaire a réclamé l’état des candidats officiers de réserve. Je me suis hâté de m’inscrire, retrouvant d’un seul coup ma plus belle ardeur « Quinze-Neuf ». Faire la guerre comme chef de section dans un corps alpin, malgré tout cela compterait dans une vie. Le commandant du G. U. P., M. le chef de bataillon Thorand, boutiquier en drap dans le civil, vénérable de la loge de Montélimar, qui a trinqué avec tous mes amis romanais, appuie ma demande chaleureusement.
    J’ai été convoqué chez le maître suprême de Romans, le colonel Planet, avec une quinzaine d’autres postulants. Un adjudant-chef de chasseurs nous commandait avec autant de grâce que s’il eût conduit en prison un peloton d’assassins. « J’amène les futurs généraux », a-t-il proclamé, avec quel air de suprême ironie. Ses pernods du matin lui restent évidemment sur l’estomac, à la pensée qu’un aspirant, un presque officier, son supérieur en tout cas, pourrait surgir dans quatre mois de ce vil détachement.
    Le colonel Planet m’a reçu en pleine digestion, l’œil vitreux, les joues tomate, son crâne sexagénaire plongeant à chaque phrase vers son bureau et trempant de sueur ses papiers. Laborieusement, il a ouvert son col, mis bas sa vareuse, il s’est extrait en soufflant et ahanant du gros chandail vert pomme qui le mettait à deux doigts de l’apoplexie. Enfin, la voix éteinte, en s’épongeant d’une main harassée :
    — C’est vous le journaliste ! Qu’est-ce que vous voulez que je fasse pour vous ? Vous voulez devenir officier dans l’infanterie, à votre âge ? C’est très bien. Vous avez la foi. J’aime ça, je l’encourage. Mais vous êtes beaucoup, beaucoup trop vieux ! Trente-six ans, pensez un peu ! Nous avons plus de candidats que nous n’en avons besoin. Je veux bien dire que vous êtes un garçon recommandable. Mais vous n’avez aucune chance.

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