Les Décombres
grand air.
Les médecins indifférents prélèvent la remonte exigée dans cet assez triste cheptel. Leurs consignes sont certainement très impérieuses et les déceptions pleuvent sur les hommes aux beaux « cas ». Un pauvre petit diable squelettique et déjà tout grisonnant se présente : « Quarante-quatre kilos. Un mètre cinquante. Bon service auxiliaire, apte à faire campagne. » Un grognement scandalisé court le long de la file des hommes nus. Le malheureux nabot, en se reculottant, gémit les larmes aux yeux : « J’ai un mètre quarante-neuf. Ils m’ont ajouté un centimètre, parce qu’au-dessous d’un mètre cinquante, ils ne devraient pas prendre. »
Les variqueux, les rhumatisants, les asthmatiques défendent leurs chances désespérément dans une dernière tirade que les toubibs coupent de la main. Argoud, l’héroïque croisé, est maintenu dans l’auxiliaire, et ne dissimule pas un très cruel dépit. C’est mon tour. Mon verdict est connu d’avance. « Bon service armé. » Puisque je suis soldat, autant l’être tout à fait. Mais il faut que j’ouvre au moins la bouche pour ne pas perdre la face devant les camarades :
— Je ne suis pas bien costaud.
Le capitaine-médecin, debout devant moi, est un géant débonnaire, lui aussi un civil en uniforme. Il sourit :
— S’il ne nous fallait prendre que des athlètes complets !
Ses gros yeux malicieux et blasés ajoutent :
— Du reste, pour ce qu’on vous fera faire…
CHAPITRE XV -
L’ARMÉE DE BOURBAKI
Je suis soldat depuis un mois déjà. J’ai été bientôt réaffecté à la 1 re Cie du G. U. P. Le cantonnement sibérien, comme on pouvait sans peine le prévoir, s’est mué dès le dégel en un cloaque bien plus infernal encore. La gadoue noire a tout envahi, charriant les résidus putréfiés des cuisines, grossie par les affluents qui dégoulinent des goguenots. Jamais ne fut plus véridique le refrain lapidaire de nos clairons :
Le Cent Cinquante-Neuf est dans la merde
Jusqu’au cou.
Je me cramponne à ma tendresse pour le pittoresque militaire. Le fantassin français de 1940 demeure, comme il se doit, une sorte de clochard mâtiné de papou. Dans le vieil argot, le biffin du reste, n’était-ce point le trimardeur, l’homme au bissac qui a tout son bien sur le dos, qui porte toujours de la terre à ses croquenots, de la paille à sa défroque, qui gîte dans les terrains vagues et les granges, qui fait le tour des villes par les faubourgs les plus désolés, notre semblable, notre frère ?
J’ai éprouvé une inénarrable jubilation dans les premiers actes de ma vie militaire. Il y a quatre semaines, j’insultais des députés, des directeurs de journaux, je morigénais des ministres, mon nom honni ou applaudi était sous cinq cent mille regards. Me voilà maintenant pareil à un conscrit, marquant le pas dans le même rang que deux laboureurs allobroges aux longues et jaunes moustaches de Francs, la plus infime des créatures entre les mains d’un caporal-chef, voire même d’un « première classe » comme l’un des gardes-magasins, garde-champêtre de son état, qui exerce dans son sillage une tyrannie furibonde. Je passe une heure avec des hommes mûrs et raisonnables, mon ami le sergent Jannez, grave assureur lyonnais, père de deux enfants, ou le sergent Manhès, professeur de physique, à discuter le scandale d’un plat de pommes de terre frites qui a été distribué aux hommes mais point aux sous-officiers. En colonne, quand je m’aperçois au passage dans une vitre, sous le sac et le casque, l’arme à l’épaule, je me ris comme à une vieille connaissance rencontrée au milieu d’une incroyable mascarade.
Mais le décervellement des premiers jours fait un peu trêve. Des bribes de réflexions se rejoignent petit à petit dans ma tête. Notre gourbi est ignoble. La compagnie entière tousse à fendre l’âme, ce qui a du reste provoqué la corvée de gargarisme, une lessiveuse d’eau vaguement javellisée où l’on trempe son quart pour s’exercer en rond à des glouglous. Notre nourriture est repoussante. Ces misères, en pleine guerre, ne méritent point d’être notées pour elles-mêmes. On ne va pas se plaindre d’être enrhumé et affreusement sale, quand il y a des hommes dans les tranchées et devant la mort. Il est fatal qu’un dépôt soit essentiellement un dépotoir. Mais on a le sentiment que les trois quarts de l’armée française gisent
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